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le goût du temps : trop dorée, trop chargée de peintures et d’ornemens rococo, elle manifeste bien, par ses défauts mêmes et par la richesse exubérante de sa décoration, la puissance et la magnificence des chevaliers ; le pavé, fait de marbres et de mosaïques, répète les noms et retrace les armoiries des dignitaires et, dans les huit chapelles latérales, appartenant aux huit nations dont se composait l’Ordre, les Grands-Maîtres dorment, dans leurs sarcophages de marbre ou de porphyre. Aux jours de grande solennité, Saint-Jean déploie la merveille de son trésor, une suite de splendides tapisseries des Gobelins, cadeau royal de Louis XIV à un Grand-Maître.

Pénétrons maintenant dans le palais du gouverneur ; l’affreux badigeon blanc qui recouvre la façade est seul moderne ; mais, à l’intérieur, sauf dans la partie réservée aux bureaux du gouvernement, l’illusion est complète : on dirait que le Grand-Maître Hompesch vient de quitter sa somptueuse demeure pour céder la place à Bonaparte ; des hommes d’armes, immobiles, veillent toujours dans les longues galeries ; partout des peintures racontent les exploits des chevaliers, les combats épiques des galères contre les brigantins de Bizerte ou d’Alger, les épisodes du « grand siège » de 1565. Dans une immense salle, qui servait jadis aux fêtes solennelles, s’alignent aujourd’hui les armures des preux, les hallebardes, les canons, dont quelques-uns apportés de Rhodes, les coulevrines, les cuirasses, les larges épées, toutes les reliques de trois siècles de batailles. Parmi ces souvenirs glorieux, les Grands-Maîtres eux-mêmes apparaissent, depuis l’Isle-Adam jusqu’au malheureux Hompesch ; debout dans leurs armures splendides, l’écu attaché au bras gaucho, rangés en bataille, ils semblent attendre le réveil des temps héroïques. Mais, brusquement, la série des nobles armoiries peintes sur les boucliers s’interrompt, et c’est l’emblème révolutionnaire de la République française qui succède au blason du dernier Grand-Maître.

Le visiteur français, lorsqu’il a erré quelque temps dans ces galeries, est saisi d’une étrange hallucination : la France, partout la France ! C’est elle, dans cette ville des chevaliers, qu’il retrouve dans les églises, dans les palais, dans les musées. A San-Giovanni, à San-Paolo de Città Vecchia, des mosaïques de marbre dessinent sur le parvis les blasons des plus grandes familles de la vieille noblesse française ; des tombeaux, des