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Une locomotive parait floconneuse comme un nuage ; une maison frissonnante comme un arbre et un bonhomme tient à la fois du nuage et de la maison. Une touche partout égale, que l’objet soit liquide, solide ou aérien, le calfeutre d’une sorte de ouate colorée. C’est très visible dans les vues du Lac de Genève de M. Lebourg, au Salon de l’avenue d’Antin. Tant qu’il ne s’agit que d’une impression d’ensemble, comme celle qu’on peut avoir d’un pays, lancé dans une machine à 80 kilomètres à l’heure, cela peut suffire, mais ne peut plus être admis lorsqu’on veut faire d’un des élémens principaux du paysage, par exemple de l’Eau, une monographie.

La matière et la couleur de l’eau étant trouvées, il faut faire voir ce qui nage et passe à sa surface. Il y a des cas où la matière liquide est invisible. Dans le recueillement d’un bassin de parc, couvert d’ombre, où tout se reflète exactement comme dans un miroir noir : les statues, les vasques, les arbres, les rocailles, les mousses, on n’aurait aucune idée que cette vision renversée est une pure image. Alors montent du fond invisible des eaux endormies, les fouilles étranges des nénuphars, des sagittaires, des plantains, des myriophylles, des cornifles et toute la famille des lentilles d’eau ou canetilles, qui viennent nager à la surface comme des ballons captifs retenus par le fil de leur tige, et coupent, de leurs feuilles horizontalement étalées, la vision verticale et illusoire des reflets.

Dans l’agitation des eaux courantes, la surface n’est plus indiquée par les plantes parasites des eaux inutiles, mais par les broderies que l’eau en mouvement fait et défait sans cesse et qui la font ressembler souvent à quelque vieux morceau de point d’Alençon aux mailles irrégulières. Mais ce qui serait irrégulier pour une œuvre de main humaine représente, dans un phénomène naturel, une surprenante régularité. Ce qui fait que l’œil reconnaît ou qu’il ne reconnaît pas, dans une peinture, la ressemblance de ces mille figures insaisissables, inconnues, qu’il entrevoit dans la rivière fuyante, comme les faces d’une foule qui s’écoule avec des gestes et des cris confus, c’est bien qu’elles ont ou qu’elles n’ont pas certains traits persistans, sous leur multiforme complexité. Un de ces traits, le voici : chaque accident du rivage, chaque tronc d’arbre ou angle de terrain, le plus minuscule promontoire, le moindre éboulis, chaque pieu planté sur le bord ou pile de pont, un paquet d’herbes arrêté par une branche, le