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Paris, 6 octobre 1854.

… J’espère que cet érysipèle touche à sa fin ; je n’aime pas cela, et je vois d’ici votre légitime impatience d’action au milieu des travaux que vous avez commandés pour votre établissement. Mais, hélas ! que vous devez en éprouver une bien plus cruelle en songeant à tout le mouvement de guerre qui se fait en Europe et en Asie, et au milieu duquel vous n’êtes pas, si ce n’est par le cœur, et la pensée, et l’amer regret ! Combien je m’associe aux souffrances morales que vous ressentez, et que vos deux lettres expriment si simplement et si noblement ! Je les fais lire, depuis hier que je les ai, à tous nos amis, et il n’est personne qui n’en soit touché jusqu’aux larmes. Cette artillerie du Prince de Condé, célébrant la prise de Sébastopol, est une idée charmante et touchante. Vous savez, maintenant, ce qui en est, de cette victoire. Elle nous a été servie un peu à la Tartare. Le désappointement est grand ; mais l’espoir dans le succès de nos armes n’est pas affaibli. Quant à moi, qui ne crois pas facilement, même au vrai, quand il est invraisemblable, le Tartane m’inspirait peu de confiance, et je n’ai été que médiocrement mystifié. Partout ailleurs la digestion du puff de Bucharest est plus difficile. Où en est-on maintenant ? Je vous vois d’ici interrogeant vos cartes ; cette poussée jusqu’à Balaklava paraît incompréhensible. Qu’en dites-vous ? Et que dites-vous aussi de l’élargissement de Barbes ? L’effet, ici, n’est pas ce qu’on en attendait. Hélas ! si la prison ou l’exil devaient cesser pour tous ceux qui font des vœux pour l’honneur et le succès de nos armes, et qui les rédigent noblement, j’irais vous attendre à la frontière, votre lettre de ce jour à la main. Si je voyais mon ami Vieillard, je lui ferais lire ce que vous me dites de la prise de Sébastopol, et il comprendrait peut-être qu’il y a autant de sang français dans les veines d’un petit-fils de Henri IV que dans celles de Barbes. Mais brisons là-dessus, car la comparaison seule fait rougir.

Merci de l’approbation que vous avez donnée à mon article sur la guerre de Crimée du 30 septembre ; non seulement mon cœur y était, car je suis très peu Russe, et je suis crânement Français ; mais j’aime à ne pas manquer une occasion de montrer que nous sommes, nous autres partisans du gouvernement libre, aussi patriotes que personne ; et j’aime aussi à croire que, de ces manifestations, il vous en revient toujours quelque chose,