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M. Emile Fabre est un écrivain de théâtre fort bien doué. Il nous avait donné jadis dans la Vie publique une pièce qui fut justement remarquée, comme une espèce de tour de force dramatique. Cette fois, il a tiré de la Rabouilleuse un drame assez habilement charpenté et qui a réussi. On s’est intéressé à la peinture de cet intérieur de vieux garçon où règne en despote une servante maîtresse. On a goûté le pittoresque de l’évocation des mœurs des demi-solde. On a ri. On a pleuré. Au surplus, M. Fabre nous donnera des œuvres plus dignes de son talent : ce n’est ici qu’une pierre d’attente. Nous ne nous occupons de cette transposition du roman de Balzac que parce que nous y avons noté quelques traits qui montrent bien la différence de l’esthétique du roman et de celle du drame.

Comme on sait, Flore Brazier gruge le vieux célibataire Rouget, en compagnie de Maxence Gilet, qui est son amant. Lorsque, dans le roman, Philippe Bridau arrive à Issoudun, pour se mêler des affaires de son oncle, c’est un chenapan attiré par la perspective d’un bon coup à faire, et nous ne prenons à son intervention pas plus d’intérêt qu’à celle d’une bête de proie venue pour donner son coup de dent. Mais, au théâtre, il n’en va pas de même. Un neveu qui apparaît dans la maison de son oncle abandonnée au pillage, il faut de toute nécessité que ce soit le vengeur, l’instrument de la justice, celui qui va remettre les choses dans l’ordre. On l’acclame. C’est le bon Dieu !

Donc, dans la première partie de la pièce, nous faisons des vœux pour Bridau contre Gilet. Mais bientôt tout change. La Rabouilleuse est en scène, tandis que Bridau se bat contre Gilet. Ce dernier ne nous était encore apparu que comme un triste sire faisant un métier assez analogue à celui des chevaliers des boulevards extérieurs. Mais, au théâtre, nous ne pouvons nous empêcher de partager les angoisses d’une femme qui tremble pour les jours de son amant. La Rabouilleuse et Max Gilet deviennent aussitôt le couple sympathique. Nous en voulons à Bridau non pas d’être un coquin, mais d’avoir tué son amant à la pauvre Rabouilleuse. — Aussi bien c’est la preuve qu’on ne peut transporter un roman au théâtre qu’en le dénaturant. Et il y a toujours quelque chose d’affligeant pour les lettrés à voir découper pour la scène des œuvres consacrées, et dont les types nous sont aussi familiers que ceux de Flore Brazier, de Max Gilet et de Philippe Bridau.


RENE DOUMIC.