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dire qu’elle est la forme que prendront désormais l’ambition, le désir des grandeurs, l’amour de la gloire ? Quel état d’esprit développe-t-elle chez l’homme dont elle s’est emparée ? Ce conquérant à la manière du XXe siècle est-il, comme l’autre, capable de crimes que la grandeur du but à atteindre justifie à ses yeux et impose à l’admiration du monde ? L’intensité de la vie qu’il mène lui apporte-t-elle plus de jouissances ou plus de tourmens ? Ce maniaque est-il davantage un monstre ou une victime ? Est-il capable encore de sentimens désintéressés, de bonté, de tendresse, et, pour parler l’ancien style, de noblesse d’âme ? Comment se comporte-t-il dans la vie publique ? Comment dans son intérieur ? Ce portrait du financier de grande envergure n’a encore été mis ni à la scène ni même dans le roman. Il devrait, pour avoir toute sa valeur, être traité avec autant de sobriété que de vigueur. Ce serait un sujet neuf et pour lequel on aurait à se mettre en quête de moyens d’expression. Il y faudrait un écrivain observateur, travaillant directement sur la réalité, qui eût une forme à lui et qui ne craindrait pas de déconcerter le public…

Cette étude n’est pas celle que M. Mirbeau s’est proposé d’écrire : il est important d’en faire la remarque afin de ne pas dérouter le spectateur et de rendre pleine justice au dramaturge, car on doit, avant tout, tenir compte des intentions d’un auteur et lui demander seulement de réaliser son objet. Si le portrait du grand financier moderne n’est pas dans la pièce de M. Mirbeau, nous devons croire que M. Mirbeau n’a pas voulu l’y mettre, et nous n’avons pas à l’y chercher. Songeant surtout aux nécessités de la scène, il a choisi un type qui a déjà fait ses preuves au théâtre : c’est le faiseur, l’agioteur, le brasseur d’affaires. Balzac, lui premier, nous l’a présenté dans son Mercadet, mélange de bonhomie et de rouerie, d’ingénuité et de coquinerie, et il l’a rendu presque intéressant dans sa défense désespérée de bête aux abois. Dumas l’a appelé Jean Giraud et a surtout insisté sur la vulgarité du personnage, dans sa Question d’argent, pièce médiocre, mais dont il est resté une définition : « Les affaires, c’est l’argent des autres. » Augier a mis à la disposition de son Vernouillet l’instrument tout-puissant de la presse, et fait d’une espèce d’escroc l’un des directeurs de la conscience publique. Le type est ainsi arrêté et constitué littérairement. Nous sommes tout prêts à le reconnaître chaque fois qu’on le remettra à la scène. Nous savons l’allure, le geste, le son de voix qui lui conviennent. C’est le boursier, le tripoteur, l’homme à expédiens, toujours au lendemain d’une culbute, ne tombant que pour mieux rebondir, méprisable et méprisé, honni, taré,