Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/450

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans Shakspeare non seulement toutes les paroles, mais toute la musique de la vie et toute celle aussi de la mort.

Elle existe réellement, cette musique ; elle est notée, et l’ouvrage qui nous a fourni l’idée de la présente étude en contient de nombreux et authentiques fragmens. Il ne serait pas sans intérêt de comparer la musique originale des pièces de Shakspeare, — musique populaire le plus souvent, — avec la musique inspirée par les mêmes sujets ou les mêmes personnages, aux maîtres de l’opéra que nous avons appelé shakspearien. On verrait alors à l’œuvre le génie qui transforme et transfigure, à moins que, par une rencontre fortuite, et de lui-même ignorée, il ne fasse qu’imiter ou reproduire. Ce dernier cas fut une fois celui de Verdi, et le scherzetto fameux de Falstaff : « Quando erò paggio del duca di Norfolk, » rappelle de très près non seulement par les paroles, mais par le mouvement, par le rythme et les valeurs musicales, certain rondeau : « When that I was a little tiny boy, » que chante Feste, le clown, à la fin du Soir des Rois.

Aussi bien la question, ou plutôt la conclusion n’est pas là. Qu’importe, malgré l’intérêt que nous y avons pu prendre, la musique dans Shakspeare, d’après ou selon lui ? Voici quelque chose de plus précieux, de plus digne, au moment de finir, d’être signalé et retenu. C’est dans l’admirable scène du Roi Lear, au dernier acte :

« Entrent Cordelia et Kent. Au fond du théâtre, Lear est sur un lit, endormi. Un médecin, un gentilhomme et des serviteurs sont auprès de lui. MUSIQUE.


CORDELIA, au médecin. — Comment va le roi ?

LE MEDECIN. — Madame, il dort toujours.

CORDELIA. — O dieux propices, réparez la vaste brèche faite à sa nature accablée ! Oh ! remettez en ordre les idées faussées et discordantes de ce père redevenu enfant !

LE MEDECIN, à Cordelia. — Je vous en prie, approchez. Plus haut, la musique !

CORDELIA, penchée sur son père. — O mon père chéri ! Puisse la guérison suspendre son baume à tes lèvres, et ce baiser réparer les lésions violentes que mes deux sœurs ont faites à ta majesté !… Quand tu n’aurais pas été leur père, ces boucles blanches auraient dû provoquer leur pitié. Cette tête était-elle faite pour être exposée aux vents ameutés, pour lutter contre le tonnerre redoutable et profond, contre le terrible fer croisé des rapide » éclairs, pour veiller, pauvre sentinelle perdue, sous ce mince cimier !… Le chien de mon ennemie, quand il m’aurait mordue, serait resté cette nuit-là