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social, — ou, plus simplement, et comme on disait autrefois, — charitable, de la musique, lorsqu’il a tiré de l’harmonie cette profonde et magnifique leçon :


Toi dont la voix est une musique, pourquoi écoutes-tu si mélancoliquement la musique ? Ce qui est doux ne heurte pas ce qui est doux ; la joie se plaît à la joie. Pourquoi aimes-tu ce que tu goûtes ainsi sans gaîté, ou du moins goûtes-tu avec plaisir ce qui t’attriste ?

Si le juste accord des notes assorties, mariées par la mesure, blesse ton oreille, ce n’est que parce qu’elles te grondent de perdre dans un solo la partie que tu dois au concert.

Remarque comme les cordes, ces suaves épousées, vibrent l’une contre l’autre par une mutuelle harmonie : on dirait le père et l’enfant et la mère heureuse, qui tous, ne faisant qu’un, chantent une même note charmante !

Voix sans paroles, dont le chant multiple, quoique semblant unique, te murmure ceci : « Solitaire, tu t’anéantis ! »


Mais ce que Shakspeare a dit de la musique est peu de chose auprès de ce qu’il l’a chargée elle-même d’exprimer. A chaque instant, il l’a prise pour auxiliaire, pour collaboratrice, et ce recours direct est parmi les plus précieux hommages qu’elle ait jamais reçus. Shakspeare est, depuis les Grecs, le premier grand poète de théâtre qui ait fait dans son œuvre une place à la musique. Il est même en réalité le seul. Tandis que les chœurs d’Esther ou d’Athalie, voire l’ouverture et les « mélodrames » d’Egmont, ne constituent que l’accessoire, ou la parure, des deux tragédies de Racine et de la pièce de Gœthe, la musique entre comme un élément nécessaire, essentiel, dans la comédie et dans le drame shakspearien. De cette multitude de faits et de sentimens qu’est le théâtre de Shakspeare, la musique est le témoin et l’interprète, à côté, presque à l’égal de la poésie. Musique de joie et musique de deuil, marches triomphales, ou funèbres ; musique de fête, de danse, de banquet et quelquefois d’orgie ; musique d’amour, fraîches aubades et sérénades mélancoliques ; musique de chasse et de guerre, fanfares de trompettes mêlées à la décharge des mousquets et sonneries de cor au fond des bois ; spirituels couplets de clowns ou de bouffons, grossiers refrains de corps de garde ou de taverne ; vieilles et simples ballades, que les Pileuses travaillant au soleil, les « libres filles qui tissent avec la navette, » ont coutume de chanter ; naïves et tristes complaintes qui passent comme des ombres sur l’âme égarée d’Ophélie ou sur l’âme inquiète de Desdemona : on trouve