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du Nord froide et pâle comme l’onde, tout cela vraiment est délicieux. J’aime, derrière la scène restée vide, le murmure attirant de l’invisible chœur, les derniers soupirs d’Ophélie, et jusqu’au thème d’amour qui revient et qui passe avec la forme blanche vaguement entrevue et mélodieuse encore.

La poétique de l’opéra transpose ici le sujet ou l’idéal, mais elle ne le dégrade ni ne le dénature. C’est bien l’esprit de Shakspeare qui flotte sur ces eaux. Les meilleurs juges, qui dans un pareil cas ne sont peut-être pas les musiciens, mais les écrivains purs, gardiens aisément jaloux du génie littéraire, ne s’y sont pas trompés. Voici comment l’un d’eux, et non des moindres, a parlé de cette scène : « Il y a dans le quatrième acte d’Hamlet une romance divine, dont le compositeur français a, dit-on, emprunté le thème à un chant populaire du Nord. Ces quelques mesures d’une mélancolie nostalgique et désespérée passent et repassent sans cesse dans la plainte d’Ophélie, tandis qu’autour d’elle ses compagnes vont et viennent, dansant et chantant elles aussi, et c’est le contraste, toujours poignant pour le cœur, de la vie qui s’égaie, qui se déploie, insoucieuse, autour de l’âme en proie à la passion solitaire, au douloureux martyre de sa plaie intime… « Ah ! soupire-t-elle, heureuse l’épouse au bras de l’époux ! » Et sa raison s’en va dans ce soupir… Et elle marche vers le fleuve qui coule, qui coule, promettant la couche où toute souffrance s’oublie… Non, laissez-la, vous toutes à qui elle a distribué les fleurs de son bouquet avec sa grâce blessée, laissez-la s’en aller vers cette eau, — moins trompeuse que le cœur de l’homme, moins mouvante que l’espérance, moins rapide dans sa course que la fuite de l’heure douce, — et y noyer, avec le souvenir de la joie perdue, son inguérissable amour. « Adieu, soupire-t-elle encore, adieu mon doux ami. » La vie peut continuer de rire et de tournoyer, le printemps de prodiguer la lumière et les parfums, l’âme malade est affranchie pour jamais[1]. »

On a rarement donné de la mort d’Ophélie un plus fidèle et plus touchant commentaire. Et, puisqu’il nous revient à propos de la musique et pour ainsi dire à travers elle, c’est donc que la musique ici, loin d’offusquer ou d’altérer la beauté de Shakspeare, a su la faire mieux comprendre et plus tendrement aimer.

  1. M. Paul Bourget, Un cœur de femme.