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alors à Saint-Germain en même temps que la Cour, vit entrer dans sa chambre son ami le duc de Noailles[1], capitaine des gardes du corps : « Il me dit que l’on avait décrété contre moi, et que Sa Majesté l’avait chargé de me le dire. Il me conseilla en même temps de me sauver ; mais, comme je ne me sentais pas plus coupable que lorsque M. De Louvois me l’avait proposé, je lui fis la même réponse. »

Trois fois dans cette même matinée, Noailles vint en ambassadeur trouver le maréchal, le pressant de gagner pays et, comme écrit Mme de Sévigné, de mettre, en attendant fortune, « son innocence au grand air. » Il se heurta chaque fois contre un refus formel, une volonté inébranlable. Enfin le Roi, lassé, fit dire à Luxembourg qu’il n’était plus d’issue que d’aller en prison. « J’en acceptai le parti, » écrit le maréchal. Il ne demanda pour faveur que de s’y rendre seul « et sans être conduit. » Noailles, une dernière fois, retourna au château prendre l’ordre du maître, qui consentit à l’arrangement. Il fut réglé que, le soir même, le duc, de son propre mouvement, irait coucher à la Bastille.

Ses préparatifs furent vite faits. Il n’avertit personne, pas même sa femme, sa sœur, ses parens les plus proches. A quelques hardes en paquet se réduisit tout son bagage. « Je laissai en mon logis, écrit-il, tout l’argent que j’avais sur moi, pour ne donner aucun lieu de croire, si l’on me fouillait, que j’eusse dessein de tenter la fidélité de mes gardes ni de gagner personne. » Puis il monta dans son carrosse, accompagné d’un seul valet, et prit le chemin de Paris. Aucune escorte autour de lui, nul déploiement de forces policières ; quelques gardes du Roi seulement suivaient « de fort loin, » hors de vue[2]. Aux abords de la capitale, on croisa une voiture se dirigeant vers Saint-Germain : c’était Mme de Montespan qui allait rejoindre la Cour. Tous deux se reconnurent ; ils donnèrent l’ordre d’arrêter, descendirent sur la route et se mirent à l’écart pour causer librement, dramatique entretien de deux êtres, hier encore enviés et puissans entre tous, dont l’un tombait, à cette heure même, au rang des malfaiteurs traqués par la justice, et dont l’autre savait suspendue sur sa tête la menace d’une accusation plus effroyable encore.

  1. Anne-Jules, duc de Noailles, né en 1650, maréchal de France en 1693, mort en 1708.
  2. Bourdelot à Condé. Archives de Chantilly.