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Le 6 octobre 1679, M. De La Reynie, commissaire-rapporteur de la Chambre de l’Arsenal, recevait de Lesage le « mémoire » annoncé, mémoire qui sera le fondement et la pièce capitale de toute l’accusation. C’est un morceau long et diffus, obscur parfois, mais habile et perfide. L’histoire et le roman y sont mêlés dans une proportion si savante, le vrai est travesti avec un art si venimeux, le faux est appuyé de détails si précis, que l’on conçoit la profonde impression que ce document dut produire, dans le premier moment, sur la conscience des magistrats. La plus grande partie du mémoire a trait à l’entrevue de Lesage et de Luxembourg dans la maison de Mme du Fontet. Lesage décrit d’abord, en l’arrangeant à sa façon, l’expérience de magie dont j’ai donné ci-dessus le récit ; puis il vient au moment où, retourné dans son logis avec l’écrit du maréchal[1]en poche, il décachette le pli, et prend connaissance des demandes proposées, dit-il, à l’Esprit. Il faut citer ici le texte de la délation : « Se souvient bien qu’entre autres choses, M. De Luxembourg demandait par cet écrit la mort de sa femme, le mariage de son fils avec Mme de Louvois, quelque chose contre le maréchal de Créqui dont il ne se souvient pas bien, non plus que de ce qu’il demandait à l’égard de l’amitié de Mme de Tingry, et d’avoir un caractère (talisman) pour remporter assez de victoires pour effacer ce qu’on avait dit de lui au sujet de Philisbourg, et que le Roi fut entièrement dissuadé de la faute qu’il croyait qu’il avait faite à cette époque… M. De Luxembourg demandait aussi la mort d’un gouverneur de place ou de quelque province vers la Lorraine, pour avoir le gouvernement ; il demandait encore vengeance contre Moreau, son intendant, et qu’il pût être pendu… » Le même billet, si l’on en croit Lesage, renfermait pareillement des vœux criminels de Feuquières, tels que « la mort du parent d’une veuve fort riche qu’il voulait épouser. » Le magicien conclut en indiquant, à l’appui de ses délations, quelques témoins que l’on pourrait, dit-il, utilement consulter : l’avocat Daverdy, qui rapporta l’écrit au maréchal et qui, avant de le remettre, n’a pas manqué d’y jeter un coup d’œil ; et le prêtre Davot, qui vit souvent à ce propos le duc de Luxembourg et reçut de lui confidence d’une partie des vœux formulés. Enfin le dénonciateur, dans la dernière page du mémoire, évoque l’affaire

  1. En réalité, nous le savons, le billet était de l’écriture de La Vallière, que Lesage croyait être celle du maréchal.