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leur a prises. » Peu à peu ces diseuses de bonne aventure avaient étendu leur commerce ; leur public s’était augmenté dans la même proportion. Le matin, avant l’aube, ou le soir, à la nuit tombante, un carrosse ou une « chaise » s’arrêtait à quelque distance du logis de la magicienne ; un homme ou une femme en sortait, le visage quelquefois masqué, faisait à pied le reste du chemin ; et la porte s’ouvrait sur un signal convenu[1]. Ce qui se perpétrait dans ces conciliabules dépendait du client et des motifs de sa visite. Prédictions d’avenir aux curieux, secrets de beauté pour les femmes, philtres d’amour pour les deux sexes, talismans pour gagner au jeu ou devenir invulnérable, moyens discrets de se venger ou de se défaire d’un rival, aide opportune aux héritiers lassés d’attendre l’héritage, la sorcière tenait tout, parait à tous les accidens, pourvoyait à tous les besoins. Elle exigeait, en certains cas, qu’on précisât ses désirs par écrit, avec promesse de renvoyer plus tard la demande avec la réponse. Si la requête était compromettante, au prix fixé s’ajoutait par surcroît le fructueux profit du chantage.

Tel était l’excellent métier que vint entraver un beau jour l’intervention des « gens du Roi. » Le mal, dès les premières enquêtes, apparut si profond, si effrayant, si général, qu’on crut devoir créer une procédure et une juridiction spéciales. Ce fut cette fameuse Chambre ardente[2]que nous verrons prochainement en besogne. Elle comprenait quatorze membres, — huit conseillers d’Etat et six maîtres des requêtes, — presque tous réputés pour leur savoir, leur expérience et leur intégrité. Le président en était Louis Boucherat[3], qu’on vit chancelier de France en l’an 1685. MM. De Bezons et de La Reynie furent les commissaires-rapporteurs ; j’aurai l’occasion de parler de ces deux derniers personnages. La Chambre se réunissait dans une des salles de l’Arsenal, non loin de la Bastille. Elle commença de fonctionner le 10 avril 1679. Le mystère dont elle s’entoura, le silence gardé strictement sur les informations et interrogatoires, ne pouvaient manquer d’aviver l’émotion populaire. Dès lors, on pensa voir partout des magiciens, des suppôts de Satan

  1. Archives de la Bastille, publiées par M. Ravaisson. Avertissement du tome IV.
  2. On la nommait ainsi, à cause de son analogie avec les commissions spéciales instituées anciennement pour juger les criminels d’État. Elles siégeaient dans une chambre tendue de noir, qu’éclairait seule la lueur des flambeaux et des torches.
  3. Né en 1616, mort en 1699.