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tout entière en feront les honneurs. Deux toasts seront portés : par le maréchal Soult au Roi ; par le Roi à l’armée d’Afrique.

Tel est le prospectus dont je suis chargé de vous donner communication. On a, suivant moi, très judicieusement choisi le lundi pour votre arrivée à Paris ; le dimanche, les boutiques ne sont pas ouvertes ; Paris a un air de solitude et d’abandon : on court aux champs et à la barrière ; la ville n’a pas cette physionomie animée et occupée qui assaisonne si bien une démonstration populaire. Du reste, l’autorité ne paraîtra pas[1] ; on

  1. Elle parut si peu que, rue du Faubourg-Saint-Antoine, un homme put s’approcher du régiment et tirer un coup de pistolet sur le Duc d’Aumale. La balle frappa au cou le cheval du lieutenant-colonel. La condamnation à mort prononcée par la Cour des Pairs contre l’auteur de cet attentat, Quénisset fut commuée par la clémence royale.
    Une lettre adressée en 1841 par le Duc d’Aumale à un de ses amis de collège, et qui nous est communiquée, donne, sur cette campagne de 1841 et sur le retour du 17e léger, des détails qu’on ne lira pas sans intérêt :
    Courbevoie, 18 septembre 1841.
    Voici la troisième lettre à toi adressée que je commence, mon cher ami ; espérons que je pourrai la mener à fin. Tu dois me trouver bien inexact et bien négligent ; pourtant, je te proteste que je suis innocent ; j’ai reçu ta première lettre à Auxerre ; la seconde à Montereau ; il m’était impossible de répondre en route et, depuis mon arrivée, j’ai été exclusivement occupé de pourvoir aux premiers besoins de mon régiment, encore sous le coup de sa misère africaine, ou de voir un peu ma famille. Enfin, maintenant, mes hommes sont tous bien couchés, bien nourris, passablement vêtus ; j’ai causé avec tous les miens, et je trouve un moment pour m’entretenir un peu avec mon bon, mon cher ami, qu’il me tarde tant de revoir.
    Je t’ai quitté, si je ne me trompe, au mois de janvier ; depuis lors, je t’ai écrit trois fois au Havre sans recevoir de réponse, une fois aux colonies, avant de quitter la France, et trois fois d’Afrique, ce qui n’était pas peu méritoire, avec le genre de vie que je menais. De toutes ces lettres, il parait que tu n’en as reçu qu’une ; mais du moins, mon amitié et mon zèle sont à l’abri du soupçon. Maintenant, je vais te raconter sommairement ma vie pendant cette longue séparation.
    Passé avec mon grade au 24e de ligne, j’étais le 15 mars à Alger ; quatre ou cinq jours après, nous étions en expédition. Nous n’avons pas eu de très grandes affaires ; mais j’ai beaucoup acquis militairement. Sans parler des soins que j’ai donnés constamment aux braves gens que je commandais, des précautions à prendre pour les gardes, pour les bivouacs, pour les marches, j’ai souvent été chargé, avec une poignée d’hommes, de soutenir l’arrière-garde dans de mauvais passages, serré de près par les Kbaïles, sans transport pour mes blessés ; c’étaient des positions où l’on grandit à ses propres yeux, quoiqu’on en parle peu dans les rapports, les états-majors n’y paraissant pas. J’ai eu aussi des missions plus brillantes : au combat du 3 mai, l’absence d’un officier supérieur en grade me donna le commandement de quatre bataillons et d’une position qui était la clé de la journée ; depuis, je fus chargé de ravitailler une place bloquée, et je ne m’en acquittai pas trop mal, à ce qu’on assure. La vie que je menais était très dure : le général Bugeaud avait défendu les tentes, et, quoique presque tout le monde eût éludé l’ordre, je m’y étais toujours patiemment soumis ; pendant quatre mois, je n’ai eu d’autre toit que le ciel, d’autre lit que la terre, quelquefois forcé de faire ordinaire avec mes soldats, ou de marcher à pied pendant quatorze heures consécutives dans d’effroyables défilés.
    Cependant ma santé resta longtemps parfaite ; mais, à la fin de juin, ayant été forcé de boire pendant quatre jours de l’eau qui renfermait de l’arséniure de cuivre, je fus saisi d’une fièvre dysentérique qui ne dura pas plus de quinze jours et qui n’a laissé aucune trace sur ma constitution, mais qui m’a fait endurer des souffrances que je n’aurais pas cru supporter. Au milieu de toutes ces courses, j’ai été nommé colonel du 17e léger, le plus ancien, le plus solide, le plus glorieux régiment de l’armée d’Afrique. Le moment de son retour en France étant arrivé, j’ai débarqué avec lui à Marseille, le 29 juillet. Je t’épargne le récit de mon voyage à travers la France ; depuis trois heures du matin jusqu’à midi, je faisais mon étape, et je réglais les affaires de mon régiment ; puis, nouveau maître Jacques, je prenais mon rôle de prince, je subissais les réceptions, les banquets, les bals, je répondais aux discours, je portais des toasts ; on n’imagine rien de plus fatigant. Tu sais d’ailleurs quel goût j’ai pour la représentation ; cependant j’ai constamment fait mon métier de prince et de colonel avec cette conscience que j’ai toujours apportée à l’accomplissement de mes devoirs. En récompense, on m’a salué d’un coup de pistolet pour mon arrivée à Paris. Je ne m’en plains pus ; mon orgueil en a même été plus flatté que de toutes les ovations qu’on m’a faites ; on ne cherche à tuer que ceux qui en valent la peine ; je te renvoie aux journaux pour les détails.
    Maintenant, me voici installé à Courbevoie avec mon brave régiment, que je réorganise, que je soigne comme la prunelle de mes yeux : je leur dois bien quelque attention, à ces braves gens, si modestes, si dévoués. Quand j’étais malade, ils m’ont soigné comme une mère soigne son enfant ; sur toute la route, en France, ils n’ont cessé de dire du bien de moi ; enfin, quand ils ont entendu tirer sur leur colonel, les seize cents baïonnettes qui me suivaient se sont dressées à la fois, et Dieu sait ce qui serait arrivé, si je ne m’étais empressé de les maintenir à leur rang. Je suis fort occupé ici, pas assez, pourtant, pour ne pas reprendre ma vie d’études, à laquelle je tiens beaucoup… Je vois avec plaisir que ta tête est un peu meilleure et tes dispositions plus laborieuses ; Robin a donné Montpensier les détails les plus satisfaisans sur ta santé ; es-tu grandi ?…