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dans la vie pratique, dans la carrière administrative et dans la presse ; Krasinski reste « un jeune homme qui ne fait rien » pour toutes sortes de raisons. D’une part, il ne veut pas servir un régime qui lui est odieux : d’autre part, il est possesseur d’une fortune considérable qui lui permet d’attendre l’inspiration et de promener sa fantaisie inquiète à travers tous les pays de l’Europe.

Krasinski souffre profondément des misères de sa patrie ; il souffre aussi du mal du siècle.


Qui peut prévoir où il vivra, où il mourra ? Je voudrais bien revoir Henriette en même temps que vous, puis finir cette vie si mauvaise. Je ne sais quel amour du néant s’empare peu à peu de moi. Le repos commence à me sourire, à moi qui n’ai rien fait.


Ces lignes attristées sont datées de Vienne, 21 juillet 1832. Quelques jours après, le poète assistait dans cette ville à l’enterrement du Roi de Rome.

Je voudrais pouvoir citer en entier la lettre mélancolique où il raconte les impressions que lui a laissées la funèbre cérémonie. C’est à lui-même évidemment qu’il songe en rapportant les dernières paroles, — vraies ou imaginaires, je ne sais, — du fils de Napoléon. « Entre mon berceau et ma tombe, il n’y a rien. » Il devine fort bien l’abîme qui va se creuser de plus en plus entre lui et son ami :


Vous devenez le bon sens personnifié. Je sens qu’il en sera de même avec moi : il faudra dire adieu & tout. Damnation ! Mais, tous deux, nous avons rêvé, et nous nous sommes aimés. Éveillés, aimons-nous tout de même. La poésie pourtant nous reviendra un jour, vous verrez.


Du mois d’avril 1832 au mois d’avril 1833, la correspondance de Krasinski est datée de Varsovie et de Pétersbourg. Il faudrait être bien habile pour savoir y lire quelque chose, même entre les lignes. Le spleen ronge le poète au milieu du luxe qui l’entoure et dont il étale complaisamment les splendeurs. Il constate lui-même combien ses lettres deviennent vides et insignifiantes. Nous savons pourquoi. Ne pouvant se risquer sur le terrain politique, Krasinski se rejette sur la philosophie, et il aboutit à un scepticisme désespérant :


C’est une étrange existence que la nôtre. Nous avons des preuves pour le matérialisme, pour l’idéalisme, pour le mysticisme, et nous n’avons de certitude en rien : la foi comme le doute nous vient par momens, sans que