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sympathies, n’a jamais suffisamment comprises. Le moment serait peut-être venu d’intéresser notre curiosité à l’œuvre des Skarga, des Pasek ou des Kochanowski. C’est mal connaître un peuple et une littérature que de l’étudier uniquement dans l’œuvre de quelque romancier. Un lecteur qui ne connaîtrait que Dickens, Walter Scott et Thackeray n’aurait que de bien vagues idées sur l’Angleterre.


I

Rappelons brièvement la carrière de Sigismond Krasinski et celle de son correspondant Henry Reeve. Krasinski, né en 1812, était le fils d’un général polonais, qui se distingua au service de sa patrie et de la France, et qui, après les traités de 1815, se rattacha loyalement au régime russe, représenté par un souverain humain et éclairé, Alexandre Ier. Même après la mort de ce prince, le général Krasinski estima qu’une révolution était impossible ; que son pays n’avait rien à y gagner. Pour mettre son fils à l’abri de la contagion de l’effervescence patriotique qui devait aboutir à la révolution néfaste du 29 novembre 1830, il l’envoya à Genève. Le jeune Krasinski souffrit cruellement de cet ostracisme. Il ne souffrira pas moins plus tard de l’échec de cette révolution qui lui a donné tant d’espérances et de l’asservissement de sa patrie. Rappelé en 1832 par son père, il résida à Varsovie, à Pétersbourg même, où l’empereur Nicolas lui offrit d’ « entrer au service. » Il ne put s’y résoudre, il repartit pour l’étranger. Il exhala les angoisses de son âme dans une série de poèmes douloureux et mystiques : la Comédie non divine, Irydion, l’Aube, les Psaumes de l’Avenir, le Dernier, Resurrecturis.

Exilé volontaire, point émigré, il erra sans cesse à travers l’Europe et mourut jeune encore, à l’âge de 47 ans. C’est un poète chrétien comme Mickiewicz ; comme lui, c’est un mystique ; mais, plus docile que lui aux enseignemens de l’Eglise, il ne s’aventure point comme lui à verser dans l’hérésie[1] ; il est à bien des égards un précurseur de nos symbolistes modernes et sa pensée, comme la leur, est parfois bien difficile à entendre. Son style a des envolées superbes : nul peut-être parmi ses compatriotes n’a plus de grandeur et de majesté ; mais il est difficile

  1. Voir mon étude sur Mickiewicz, Russes et Slaves, t. II, et le Monde Slave, 2e série. Paris, Hachette.