Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/936

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout chargé de mots poétiques. Cette particularité n’est pas pour nous autres modernes très apparente et nous ne voyons pas nettement en quoi elle constitue un défaut ; car nous n’avons pas en français à proprement parler deux langues, une pour les vers, une pour la prose ; nous n’avons pas pour désigner les mêmes choses deux séries de mots dont l’une serait à l’usage du poète et l’autre à l’usage du prosateur. Chez nous, les beaux vers sont beaux comme de la belle prose. Il n’en est pas de même chez les anciens, où la différence entre les deux vocabulaires était très fortement accusée. Tacite détourne vers l’histoire beaucoup des termes réservés jusqu’alors à la poésie épique ou lyrique. Aussi bien ce n’est là qu’une des singularités de ce style si personnel et qu’on devine modelé sur la sensibilité d’un homme. La phrase y est concise jusqu’à l’obscurité ; des mots y sont supprimés, qui en auraient fait mieux saisir le sens, mais qui l’auraient rendue trop lente au gré de la fièvre de l’écrivain. Rien de plus contraire à la période cicéronienne qui se déroule dans son ampleur majestueuse et s’enchante de sa sonorité, ou à celle de Tite-Live qui charme par son abondance et coule comme un fleuve de lait. Ici le style est haché, la phrase, ramassée sur elle-même, procède par soubresauts et détentes brusques. Le mot a pris une importance exagérée ; au lieu que jadis il n’avait de valeur que par rapport à l’ensemble, et de pouvoir que d’après la place qu’il y occupait, maintenant il s’isole, il vit de sa vie propre, il attire et concentre sur lui l’attention. Les mots s’opposent au lieu de s’unir, les couleurs se heurtent au lieu de se fondre, les figures s’accumulent. Et ce sont autant de signes de l’inquiétude de l’esprit, de la violence du tempérament et de la prédominance des nerfs.

On voit assez bien ce que de tels procédés font de l’histoire qui devrait être par définition le genre impersonnel entre tous. L’historien devrait s’effacer, étudier en elles-mêmes les époques disparues, replacer les personnages dans le milieu de circonstances et d’idées où ils ont vécu, laisser à leurs actes le soin de les blâmer ou de les louer. Au contraire, il intervient sans cesse ; il n’aperçoit le passé qu’à travers ses préoccupations du moment : il en éclaire certaines parties et en laisse d’autres dans l’ombre, suivant sa fantaisie et de dessein prémédité : il accentue les traits des figures afin qu’elles apparaissent nettement telles qu’il les voit ; il force les couleurs des tableaux afin de contenter les exigences de son imagination. Le lyrisme est si bien le caractère même et le principe de l’œuvre qu’il éclate et se révèle par le style. Histoire toute lyrique en effet, où l’auteur s’abandonne à son