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de prétendre que Bismarck n’ait pas été le plus doux, le moins provocateur, le plus pacifique des ministres ? Il a dit, il est vrai, à Govone, dès leur première entrevue, que la Prusse était décidée à amener la guerre. Il a signé avec l’Italie un traité d’alliance offensive et défensive impliquant l’espérance que la guerre éclaterait dans trois mois. Il a comté à Barral son embarras à trouver un casus belli et s’est plaint de l’hostilité de toute la diplomatie prussienne à ses projets belliqueux. Il a raconté à Govone qu’il présenterait un projet de réforme fédérale à la Diète, espérant qu’il en sortirait une grande confusion, puis la guerre. Il s’est désolé quand le conflit prenait une tournure pacifique. Il a confié aux négociateurs italiens l’espérance d’entraîner le Roi à la guerre malgré ses tendances pacifiques. Il n’a pas caché son désappointement à Benedetti de tous les incidens qui contrecarraient ses machinations belliqueuses. Govone, Barral, Benedetti, tous ses interlocuteurs, égarés par un vertige de l’oreille, ont mal compris et il a dit : Paix, là où ils ont entendu Guerre !

Une telle tranquillité de conscience dans l’affirmation mensongère épouvante. J’imagine qu’après avoir signé sa circulaire, à la fin de son travail nocturne, aux dernières lueurs de sa lampe expirante, redressant sa haute taille, dans sa robe de chambre verte, d’un air de suprême mépris envers ceux qui allaient lire son épître et y croire, il a dû répéter une de ses maximes familières : « Les gens sont tout de même plus bêtes que je ne me le figurais » ou plutôt il a dû s’écrier, avec le Cantorbery de Shakspeare : « C’est moi qui fais le mal, et c’est moi qui commence à crier le premier. Je mets à la charge d’autrui la responsabilité des méfaits que j’ai tramés. C’est moi qui ai mis Clarence à l’ombre et je gémis sur son sort devant ces naïves dupes. Ils le croient maintenant.., et je leur dis, avec une citation de l’Écriture, que nous devons rendre le bien pour le mal ; et c’est ainsi que je revêts la nudité de ma scélératesse de vieilles loques de phrases volées aux livres sacrés, et que je parais un saint alors que je remplis davantage la personne du diable. »


EMILE OLLIVIER.