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tenu à un visage ridé et un des voûté, et vous êtes un colosse ! » On causa en tout abandon. Bismarck ne cacha pas qu’il n’avait pas encore réussi à amener le roi où il voulait : « Mais je pousse ma rosse au bout du fossé, et il faudra bien qu’elle saute[1] ! » Et comme ne doutant pas de sa réussite, il mit l’entretien sur le plan de campagne, et sur ce qui était l’objet spécial de la visite de Türr, du rôle que pourrait y jouer la Hongrie. Il bondit sur son fauteuil, comme s’il avait été secoué par une batterie électrique, lorsque le général lui annonça que La Marmora était contraire à l’expédition hongroise et entendait s’engager dans les forteresses du quadrilatère. La conversation, du reste, ne conclut à rien, et il ajourna Türr au lendemain.

Türr parti, après minuit, Bismarck reçoit du Roi le billet suivant : « Berlin, 10 juin 1866, minuit. — J’apprends à l’instant avec effroi, par un télégramme Wolff, la nouvelle que l’empereur François-Joseph est parti pour rejoindre l’armée à Olmütz. Si cette nouvelle se confirmait, ou, s’il y a lieu de délibérer sur d’autres événemens, je vous prie de vous rendre à deux heures par le chemin de fer à Potsdam, et, s’il est indispensable de se hâter, je vous attendrai déjà par le train de midi. Informez-moi, par le télégraphe, de l’heure que vous choisissez. Amenez avec vous, en cas de besoin, Roon et le cabinet militaire, que vous ferez prévenir. » Bismarck respira. Enfin, enfin, enfin ! « la rosse avait sauté le fossé. »

Le lendemain (11 juin) Bismarck se rendit à Potsdam avec Boon, Treskow et Moltke.

Depuis quelque temps, pour faciliter les travaux de préparation, Roon avait accordé au général Treskow que Moltke serait dorénavant admis aux discussions auprès de Sa Majesté lorsqu’il s’agirait de traiter les questions de son ressort. Le chef d’état-major général était convaincu que la Prusse avait tout avantage à brusquer l’événement, que le temps était contre elle et que chaque jour de retard profitait à l’Autriche ; néanmoins il se serait bien gardé de pousser le Roi à une guerre comme celle-ci ; il se borna à lui faciliter sa résolution en lui exposant d’une manière juste et claire l’état des forces militaires. Il n’eut pas à insister, le Roi était définitivement décidé, et, quand il avait pris une résolution, il ne reculait plus.

  1. Türr m’a plusieurs fois redit ce propos.