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bien qu’il parût commandé par l’intérêt de son peuple. Il ne se souciait pas de ce que disaient ou faisaient ses ministres, et ne se considérait pas comme lié par eux. Mais il conduisait sa politique personnelle en gentilhomme, impénétrable parfois, jamais fourbe, et se croyant d’autant plus obligé qu’il n’y avait rien d’écrit. Depuis des années, il prodiguait à la Prusse ses assurances d’amitié, d’intérêt, de bon vouloir, l’encourageait dans ses ambitions, et il se tournerait tout à coup contre elle et comploterait sa perte ? Il avait jeté l’Italie dans les bras de la Prusse, et il l’en arracherait ? L’honneur ne lui interdisait-il pas à lui, le défenseur de l’indépendance des peuples, de s’associer à un trafic de violence conquérante contre la Silésie, satisfaite de son union déjà longue avec la Prusse et ne demandant pas à la rompre ?

Persigny rugit de colère de tous ces scrupules : « Le point d’honneur qui consiste, dans la vie privée, à sacrifier ses intérêts les plus chers et à exposer même ses jours pour rester fidèle à sa parole n’a rien à faire dans les relations d’État à État, où l’intérêt des peuples reste et doit rester la loi suprême ; un homme d’État n’a pas le droit de subordonner les destinées d’une nation à la satisfaction de ses sentimens généreux ou chevaleresques ; d’ailleurs, un traité d’alliance offensive ou défensive doit être une cause de force et non de faiblesse ou de ruine. Venise étant rendue à l’Italie, il était insensé d’exposer le sort d’une armée et d’un pays pour la conquérir ; enfin, si l’Autriche faisait une concession analogue, ce n’était pas M. De Bismarck qui s’inquiéterait de son traité avec l’Italie ; il ne fallait pas que l’Italie s’inquiétât davantage de son traité avec la Prusse. » En d’autres termes, c’était l’axiome du Florentin « qu’un prince prudent ne doit pas observer un traité qui lui nuit lorsque n’existent plus les raisons par lesquelles il avait été induit à promettre. » Bismarck, en effet, n’eût pas hésité. Est-il beaucoup de souverains qui l’eussent fait ? « Les princes ont de l’honneur dans les petites occasions… S’agit-il de ces respectables et héroïques friponneries d’ambition devant lesquelles l’honneur n’est plus qu’un conte de vieille, ils trompent autant qu’il le faut[1]. »

Napoléon III se crut tenu à plus de correction. Il ne s’étonna ni ne se froissa de la résistance de l’Italie, n’essaya pas d’en venir à bout, et n’accorda pas à l’Autriche en assistance active

  1. Voltaire.