Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/666

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Oui, la police américaine est brutale. Si cela est vrai, pourquoi le cacher ? le soir de l’incendie du temple maçonnique, Riis vit un agent frapper de son bâton, en l’injuriant, le général Grant lui-même, qui, sans se faire reconnaître et trop bien enveloppé d’un manteau d’où n’émergeait qu’un bout de cigare, s’était engagé dans une rue barrée. Grant tourna les talons et ne réclama pas. Après tout, la sentinelle s’était acquittée de sa consigne, mais le coup de bâton était de trop.

Plus tard, en Angleterre, visitant, dans les bas quartiers de Londres, des bouges qui ne valent guère mieux que ceux de New-York, Riis s’étonna que la police n’intervînt pas davantage.

L’agent qui le conduisait répondit que ces individus étaient en somme chez eux, et parut stupéfait lorsqu’il apprit qu’en Amérique la police entre partout, fût-ce au milieu de la nuit ; qu’elle jette dehors ceux qui s’obstinent à coucher dans des caves ; et qu’on en ferme la porte à clef derrière eux pour les empêcher de rentrer. Encore Riis ne lui parla-t-il pas des coups de revolver tirés impunément dans l’oreille des dormeurs, sous prétexte de photographie.

— Je croyais que votre pays était un pays libre, dit l’agent.

Ce mot a dû être prononcé bien souvent par les pauvres diables d’émigrans persuadés qu’en touchant le sol de la grande République ils seront autorisés à toutes les licences.


III

L’avènement de M. Théodore Roosevelt au poste de président de la police inaugura ce que Jacob Riis appelle l’âge d’or de Mulberry Street : le triomphe de la force morale et d’une discipline fondée sur le devoir. M. Roosevelt prétendait tout vérifier par lui-même et appliquer énergiquement de prompts remèdes. La lecture de ce livre poignant : Comment vit l’autre moitié lui avait donné la très juste idée que, dans les cercles de l’enfer, où s’exerçait momentanément son pouvoir, il ne pouvait avoir de meilleur guide que Jacob Riis. Avec lui il entreprit pendant deux ans ces fameuses rondes de nuit qui le firent surnommer Haroun-al-Roosevelt (avec accompagnement de calomnies), tournées dont beaucoup de bien sortit pour la ville de New-York. C’est au cours de l’une d’elles que Riis le conduisit dans le logement de police où, vingt-cinq années auparavant, pauvre petit émigrant sans asile,