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montagnes plus hautes, semblèrent étranges et tristes au pauvre enfant de Ribe, qui avait toujours vu le soleil se lever et se coucher sur une plaine unie, plus basse que la mer. Le mal du pays le dévorait. Soudain éclata comme une bombe la nouvelle d’une déclaration de guerre entre la France et la Prusse. Tout son être tressaillit. Quelle occasion de tirer vengeance du rapt odieux de 1864, de se rapprocher en même temps d’Elisabeth, de se couvrir de gloire et de vaincre ainsi la résistance de l’impitoyable « château ! » Malgré les adjurations du Prussien, prompt à l’avertir que ses compatriotes ne feraient de lui qu’une bouchée, Jacob Riis vendit ses outils pour grossir un maigre pécule et arriva tout feu tout flamme à New-York, où il savait trouver beaucoup de Français ; mais ceux-ci le reçurent sans aucun enthousiasme, tout au contraire, et le consul de Danemark ne put qu’enregistrer sa demande d’être rapatrié dans l’armée danoise en cas de guerre. Seul un vieux prêtre catholique, le Père Breton, favorisa des démarches restées d’ailleurs infructueuses. Et ce fut aussi dans un collège catholique, celui de Fordharn, dirigé par des religieux, que le chemineau rompu de fatigue reçut en ces jours de détresse une hospitalité passagère très cordiale. Jamais il n’avait encore vu de moines ; ses préjugés luthériens tombèrent du coup, et il ne manque aucune occasion, tout protestant qu’il soit resté, de rendre justice à l’Eglise romaine, à sa tendre charité.

La bénédiction que Mgr Gibbons donna par la suite au plaidoyer de Jacob Riis en faveur de l’enfance abandonnée compte parmi les trophées dont il est fier. Mais l’émigrant est bien loin du temps où les plus illustres personnalités philanthropiques deviendront de ses amis. Il a faim, et il se sent méconnu. Ayant vu dans un grand journal, The Sun, un paragraphe qui annonçait le départ pour France d’un régiment de volontaires, il se présente au bureau du directeur, qui ne peut s’empêcher de rire de son accoutrement : des bottes de mineur et un sarrau de toile malpropre. Sa requête paraît plus étonnante encore. Quoi ? Comment ? Que lui demande-t-on ? Jamais il n’a entendu parler de cette allaire de recrutement !

— Mais elle était exposée tout au long dans votre journal !

— Bah ! répliqua le directeur, qui n’était autre que le fameux Charles Dana. Est-ce que nous savons toujours ce qu’il y a dans nos journaux ?…