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Dans ce Paris, qui se croit démocratique et que l’on dit révolutionnaire, la maison du bourgeois s’est beaucoup plus transformée, depuis un siècle, que le logis de l’ouvrier. Il y existe des taudis immondes, des impasses dérisoires, où de pauvres gens sont entassés et respirent à peine. Mais ni ces électeurs ne se plaignent d’être mal logés, ni leurs mandataires n’auraient l’idée de renouveler le « home » du prolétaire, par quelque vaste opération de crédit qui ne coulerait rien au public, tandis que le percement d’une artère nouvelle et splendide, qui exige des millions, réunit tous les suffrages.

La noble passion de l’esthétique domino toutes nos entreprises d’édilité. Nos ponts les plus larges se trouvent, par malheur, dans les quartiers les moins fréquentés : à la gare d’Orléans et au Point-du-Jour. Plusieurs, dans les quartiers du centre, ceux des Saints-Pères ou de la Concorde sont notoirement trop étroits. Ce dernier est chaque jour encombré par les voitures qui vont, des rues Royale et de Rivoli, au boulevard Saint-Germain, au point où la communication, entravée depuis la rue du Bac par le jardin des Tuileries, reprend entre les deux rives de la Seine. L’expérience prouvait que ce pont, insuffisant, demandait à être élargi ; la dernière exposition universelle en offrait l’occasion. Mais quelques artistes et lettrés ayant fait observer que le dôme des Invalides serait une perspective vraiment majestueuse pour le promeneur des Champs-Elysées, les gens en place, les corps élus, la Ville entière, s’éprirent aussitôt de l’idée. L’on s’empressa de mettre à bas un palais horizontal qui masquait l’Esplanade, d’en bâtir deux autres verticaux, pour encadrer une agréable percée, et de jeter sur le fleuve un pont gigantesque, une merveille de pont, où cinquante voitures de front se croiseraient à l’aise, mais où il n’en passe presque pas une, parce que ce pont ne mène à rien qu’à des lieux déserts.

Nulle critique pourtant ne s’élève contre lui, parce qu’il a grand air ; c’est un bibelot superbe. Mais le peuple qui, ayant besoin de ponts pour passer une rivière, les place là où ils « font bien, » plutôt que là où ils peuvent servir, ne semble pas mûr pour le trolley aérien. Il semble difficile d’admettre, avec les Compagnies de tramways qui sollicitent son établissement, que « le trolley bien compris puisse revêtir un caractère ornemental, » et l’on frémit à la pensée des supports « gracieux et élégans » qui nous guettent. Hélas ! ils appartiendront sans doute à