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Florence, pour salir la race qui a « brisé et anéanti » la leur dans la vallée de l’Arbia.

C’est ainsi que Vasari, à ne citer que ce seul exemple, a jugé bon de transporter à Florence, en l’appliquant au fabuleux Cimabue, le récit de la fête organisée à Sienne, le 9 juin 1311, pour célébrer l’achèvement du grand tableau d’autel du peintre Duccio. Ce jour-là, toutes les boutiques de Sienne restèrent fermées. Dès le matin, au son des cloches, les habitans s’assemblèrent dans les rues. Une procession, ayant à sa tête des prêtres et des moines, se rendit à la maison qu’habitait Duccio : une maison voisine de la Porta a Stalloreggi, et qu’on peut voir encore. On prit solennellement livraison du tableau, et la procession se mit en marche vers la cathédrale. Derrière le tableau allaient les chefs de la République et les principaux citoyens de la ville, portant chacun un cierge dans sa main ; et derrière eux venait la foule des femmes et des enfans. « Et, toute cette journée, nous dit un témoin de la fête, bien des prières furent dites, et bien des aumônes furent données aux pauvres. » Vasari, comme l’on voit, n’a pas eu de peine à inventer son histoire : sans compter que le plagiat serait plus piquant encore si, comme l’affirme M. Langton Douglas, le tableau attribué par l’historien florentin à Cimabue, dans l’église Sainte-Marie-Nouvelle, était, en réalité, une œuvre de jeunesse du même Siennois Duccio[1].

Mais si la rivale victorieuse est parvenue à dépouiller Sienne de sa gloire, elle n’a pas réussi à lui dérober son âme, qui diffère autant de l’âme florentine que les sinistres prisons grises des rues de Florence diffèrent des palais rouges et blancs de la Cité de Marie. Aujourd’hui comme il y a cinq cents ans. Sienne tout entière nous répète les mots admirables qui restent inscrits sur l’une de ses portes : Cor magis tibi Sena pandit, « plus encore que ses portes, Sienne t’ouvre son cœur. » Aucune ville au monde n’est plus accueillante, plus souriante, plus riche à la fois de vie et de beauté. Tandis que les autres vieilles cités italiennes sont décidément mortes, comme Pise ou Vérone, comme le lugubre San Gimignano, ou bien sont devenues des capitales modernes, comme Milan et Rome, Sienne a fidèlement gardé le caractère qui, au moyen âge déjà, faisait d’elle une sorte de prodige, un être à part

  1. J’avoue que, pour ma part, je ne puis me ranger à cette opinion. La dissemblance me paraît trop grande, entre la touchante Vierge (déjà toute siennoise) de la Maesta de Sienne et les froides figures du tableau de Florence, pour qu’un même peintre ait pu produire deux œuvres d’une expression aussi dissemblable. On sait cependant, de source certaine, que Duccio a reçu la commande d’un tableau pour Sainte-Marie-Nouvelle.