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les animaux, sujets du royaume des petits, la chatte Occhi Verdi (yeux verts), le cochon blanc et rose romantiquement nommé, à cause de sa réclusion, le Prisonnier de Chillon, et les vingt-deux poules désignées du nom collectif et pieux des Onze Mille Vierges. Tout le récit, tableaux et dialogues, est plein de vivacité, de vérité, d’humour rustique, d’une divertissante et réconfortante poésie de coin du feu, que relèvent encore la libre originalité des pensées et du langage, et les détails piquans des mœurs locales.

Au moyen, ou plutôt, au travers de ces sèches analyses et de ces brèves citations, on aura pu entrevoir, j’espère, les abondantes et délicates ressources du talent de Grazia Deledda, et le charme varié de son œuvre. L’exotisme y est spontané et complet. Je veux dire que la peinture de ce pays et de cette race étrangère, d’une part n’y provient point d’une recherche d’art, d’autre part ne s’y borne, ni à la description des paysages et des costumes, ni même à celle des mœurs, mais pénètre jusqu’aux mobiles et aux mouvemens secrets des âmes, parce que l’écrivain est de la race même qu’il a étudiée, et qu’il la représente ainsi dans toute la force du terme.

C’est pourquoi aussi l’étrangeté des effets n’est point ici obtenue aux dépens du naturel, mais par le naturel même, par la clairvoyance de l’expérience et par la sincérité de l’observation ; et cette observation est, si l’on peut ainsi parler, également ouverte sur les choses visibles et sur les choses de l’âme. L’auteur est un peintre éclatant et sobre, minutieux et simple. Il ne voit pas seulement la nature qui l’entoure : elle pénètre, elle imprègne tous ses sens. Nul n’est plus habile que lui à distinguer les nuances des parfums et des bruits ; à suggérer tout ensemble les vibrations chatoyantes des couleurs sous le soleil ou les dégradations lentes et subtiles des demi-teintes, et les sons vagues qui viennent des eaux, des hautes herbes, des roseaux ou des bois, et la senteur enveloppante qui s’exhale de toute une prairie printanière ou d’une forêt jaunie par l’automne, ou l’odeur brusque et précise que la brise apporte d’une fleur ardente. Cette netteté et cette puissance de vision, cette sensibilité évocatrice, n’excluent pourtant pas, selon la loi générale, la pénétration psychologique, le don de saisir, d’imaginer, de déduire, d’analyser les états d’âme, et, qui plus est, de les réaliser énergiquement dans les paroles et les actes des personnages. Il y a là, il y a dans l’égalité et l’équilibre de ces facultés presque contraires, un cas