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dans les coins ; les femmes les couvrent de matelas et de couvertures, fichent des clous dans les murs, déposent les ustensiles apportés du pays. Les deux cours se peuplent et s’animent ; la cloche sonne sans cesse, tirée par les gamins ; et le chapelain est toujours à table, les jambes croisées, la bouffette du bonnet sur l’oreille.

« Zio Juanne Battista (le sacristain) ne se montrait guère. Il servait la messe ; puis, auprès de la porte, il recevait l’obole des pèlerins. A midi, il se rendait chez la prioresse, avec une écuelle qu’on lui remplissait de pâtes et de potage. Puis il disparaissait. Quelquefois on l’entendait crier contre les mendians qui salissaient l’église : « Lève-toi de là ! — Non. — Si tu ne te lèves pas, c’est moi qui te ferai lever à coups de bâton. — Que le diable t’en donne ! — Rogneux ! — Citrouille pelée ! — Saleté ! — Qu’est-ce que vous avez, Zio Juanne ? lui demandait le prieur. Cette année, vous êtes de plus mauvaise humeur que l’an passé. — C’est la mort qui approche. — Eh bien ! laissez-la venir. Nous la recevrons à coups de trique. — Ah ! avec elle, on ne plaisante pas. »

Cette vie des pèlerins autour d’un sanctuaire révéré, pendant la neuvaine, les processions et les repas, les danses et les chants, les conversations et les altercations, et, autour de cette effervescence joyeuse d’humanité dévote et sauvage, l’immensité de la prairie, l’éclat lointain des eaux, l’odeur forte des fleurs et des bois, les nuances infinies de l’horizon, — silhouettes pittoresques, caractères brusquement révélés, sentimens discrets ou fuyans, passions frémissantes, paysages changeans, — cet ensemble puissant, fourmillant, esquissé dans la Jument noire, on le retrouvera, décrit avec plus de complaisance, plus de largeur à la fois et plus de finesse, dans le roman d’Elias Portolù.

Presque toutes les nouvelles qui composent le volume des Tentazioni mériteraient d’être signalées : Zia Jacobba, l’histoire d’une vieille pêcheuse de sangsues, dont la fille meurt des fièvres, et qui la croit victime d’un envoûtement ; — Donna Jusepa, le récit des impressions et des perplexités par lesquelles un père et une mère, dont la fille devient l’amante de son maître, passent de la fureur à une complicité intéressée ; — les Tentazioni, la nouvelle qui donne son nom au volume, et qui nous fait assister aux tentations dont est assaillie l’âme d’un vieux berger. Très pieux, les résistances de son cerveau rebelle l’ont seules, autrefois, éloigné