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mœurs antiques, relatait des scènes de l’ancienne Rome : Fabiola, peut-être. Elle fut ensuite un roman édifiant de Paul Féval, et un ouvrage sur l’Inde. Ces trois volumes n’élargirent pas seulement tout à coup l’horizon de ses rêves : ils lui révélèrent l’art d’écrire, la puissance suggestive et consolante des lettres. Vivre, par l’imagination, les aventures d’autrui ; jouir de tous les sentimens humains en les analysant ; réaliser son rêve en l’écrivant, — quelle force et quelle gloire ! Y atteindrait-elle jamais ? Le plaisir qu’elle avait pris aux humbles « devoirs de style » dont son professeur d’italien et de français lui proposait les thèmes, les succès qu’elle avait obtenus dans ses essais, lui donnèrent l’audace de poursuivre.

Elle avait quinze ans quand elle écrivit une nouvelle fantastique et tragique : Sangue sardo. En secret, elle l’envoya à Rome, à un journal de modes qui la publia. Si la jeune fille fut ravie, sa famille se souleva d’indignation. On n’avait jamais vu, à Nuoro, ni peut-être dans toute l’île, une femme auteur. Tout le pays déclara que Grazia Deledda tournait mal. On l’accabla de lettres anonymes, pleines de bons conseils et d’insinuations perfides ; on plaignit ses parens, on les combla de condoléances ; on n’épargna point à la coupable les affronts destinés à la remettre dans le bon chemin. Heureusement, rien n’y fit. Elle se cacha pour écrire, mais elle écrivit, et quand on reconnut que ses « écritures » ne lui faisaient rien perdre de ses qualités d’honnête fille bien élevée, qu’elle y gagnait de l’argent, que les journaux la louaient, l’émotion se retourna. Elle fut entourée d’égards, et sa famille n’osa plus contrarier sa vocation. C’est ainsi que, sans quitter Nuoro, elle a écrit ses Racconti Sardi et ses quatre premiers romans. Elle s’est mariée, au commencement de l’année 1900, avec un fonctionnaire du ministère de la Guerre, M. Madesani, et elle a laissé la Sardaigne pour Rome, où l’on pouvait craindre que son inspiration ne s’égarât, mais où, au contraire, loin d’oublier son pays, elle y pense sans doute avec une nostalgie plus attentive, puisque jamais elle n’en a exprimé avec plus de force les passions naïves et sauvages, jamais elle n’en a dépeint les paysages avec plus de finesse et de charme aigu, que dans ses trois derniers romans.