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et, seulement, pour se distinguer des paysannes, le châle sur la tête au lieu de la coiffe d’étoffe qui les enveloppe jusqu’au menton. Comme les femmes bibliques, elle faisait le pain, travaillait avec les servantes, cultivait le jardin, et donnait des ordres aux ouvriers de la terre.

Au bout de la petite ville, presque dans la campagne, la maison de granit et de bois égayait d’un côté, de sa façade rose, une rue solitaire ; de l’autre, elle donnait sur un courtil et un jardinet, et, au delà, sur les champs enclos de montagnes. C’est là que naquit et que vécut Grazia, et qu’elle apprit à rêver. De sa fenêtre elle voyait les monts Orthobene, tout proches, avec leurs bois sombres, çà et là, et leurs cimes granitiques, grises et aiguës ; plus loin, la chaîne des montagnes calcaires d’Oliena, lisses et brillantes comme des marbres, selon les heures du jour et les caprices du temps tantôt roses, tantôt violettes, tantôt bleues, et plus loin, les sommets neigeux du Gennargentu. La chambre était simple, nue, presque triste ; elle l’aimait pour son horizon, et pour les songes qu’elle y faisait. Elle regardait la lune se lever, et elle ne se lassait pas de penser à ce qu’il pouvait y avoir là-bas, au delà des monts, au delà de la mer, dans les contrées ignorées de ses yeux, et que voyaient les astres. Souvent elle passait des journées entières dans la campagne, à la lisière des bois, dans les pâturages odorans, sur les pentes rocheuses. Un grand amour de la nature, des imaginations confuses, des désirs d’inconnu, se mêlaient dans cette âme d’enfant aux affections de famille, au souci des besognes domestiques, aux menus événemens de la petite ville, et animaient intérieurement sa vie monotone et douce.

Les distractions, peu nombreuses, ne jetaient pas de trouble profond dans le cours de cette existence d’honnêtes gens mi-paysans, mi-bourgeois. C’étaient des visites d’amis, qui arrivaient en chariot ou à cheval, les femmes en croupe. C’étaient les réjouissances, à date fixe, de l’année ecclésiastique ou agricole : le carnaval avec sa mascarade générale, les chants et les danses par les rues, — les fêtes religieuses, et surtout les deux grandes fêtes de Nuoro, celle du Rédempteur, du 6 au 8 août, celle de la Madone des Grâces au mois de novembre, qui attirent la foule bariolée des paysans du voisinage, — les pèlerinages en masse aux chapelles des environs, — les fêtes champêtres enfin, promenades à cheval, repas plantureux et cérémonies païennes,