Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour appeler les sympathies des Puissances sur les négociations qui allaient s’ouvrir, et préparer la reconnaissance officielle du gouvernement qui serait désigné par l’Assemblée nationale. Dès qu’il se fut acquitté de ce devoir, il n’eut plus qu’à attendre le résultat des conférences engagées directement par le nouveau chef de l’État avec l’Allemagne. Ce fut lui cependant qui reçut le télégramme qui en annonçait l’issue.

Ce douloureux document nous parvint le 27 février, pendant la nuit. J’étais de garde dans la salle où mes collègues et moi veillions tour à tour, lorsque vers quatre heures du matin je vis entrer M. de Chaudordy tenant à la main une dépêche qu’on venait de lui remettre. Nous la déchiffrâmes ensemble sur-le-champ : je traduisais les chiffres tandis qu’il les appelait. Nous nous regardions parfois, avec une angoisse silencieuse, en reconstituant le texte : quand nous en arrivâmes aux cessions de territoire et à l’indemnité, il se leva brusquement et ne put contenir une exclamation. indignée. Jusqu’au bout, il avait douté de cette accablante conclusion ! Je me souviens qu’en entendant énoncer l’indemnité de cinq milliards, il s’écria : « Ce n’est pas possible... vous vous trompez ! » Il répéta les groupes et je dus les traduire une seconde fois. Nous relûmes ensuite lentement, à voix basse, cette convention que nous étions seuls à connaître, qui le lendemain allait consterner la France entière, et que lui-même, je le crois, n’eût jamais signée sans protester devant l’Europe, ou du moins sans en référer au Parlement. Tout en se rendant compte des nécessités cruelles, il était encore évidemment trop agité par la lutte et trop rebelle au découragement, pour apprécier complètement les motifs irrécusables de cette résignation.

Je puis ajouter qu’il ne les a jamais acceptés sans réticence. On le vit bien, peu de jours après. Elu député, il se trouvait appelé à voter sur les ratifications de la convention de Versailles. Or, s’il ne pouvait méconnaître l’impossibilité de la repousser, sa conviction était cependant trop imparfaite pour qu’il consentît à désavouer en quelque sorte, par son suffrage, toutes ses déclarations, tous ses actes antérieurs, si manifestement contraires aux conditions qu’il s’agissait de consacrer. Son anxiété était si grande qu’il m’en entretint spontanément la veille de la mémorable séance du 1er mars. Il ne me demandait assurément aucun conseil sur une question exclusivement réservée à son jugement personnel ; mais il me laissait voir la persistance de ses doutes