Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/232

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes les couleurs. Parmi ceux-là, les deux premiers seuls, je les vois familièrement et j’ai pour l’un et l’autre une sincère estime. Mais, est-ce donc de politique que je parle avec eux ? Qu’est-ce qu’elle me fait aujourd’hui ? J’en suis complètement en dehors et comme ils le savent bien, ils n’ont rien à trouver auprès de moi dans cette donnée et je vous étonnerais peut-être si je vous disais qu’avec M. Guizot par exemple, c’est de religion surtout que nous parlons. Il a éprouvé des malheurs semblables aux miens et plus grands encore ; il est luthérien comme moi, un homme de la plus haute moralité, et ses entretiens ont plus adouci mes peines que beaucoup de distractions de causeries que j’ai recherchées.

« Ces personnes-là et la diplomatie de bons principes se réunissent chez moi, notre ambassadeur tous les jours, les Anglais de ma connaissance et quelques Autrichiens voyageurs qui se trouvent ici. Voilà, cher frère, ma vie, tous les soirs chez moi, jamais chez les autres, jamais un salon étranger, jamais spectacle, jamais autre chose quelconque. C’est une vie douce, réglée, qui m’offre la seule distraction qui puisse m’atteindre, qui me fait du bien. Expliquez-moi où peut se trouver le mal d’une existence semblable ? »

Son argumentation n’était pas moins vive sur un autre point et mérite qu’on la mentionne, ne serait-ce que parce qu’elle nous livre peut-être un des mobiles auxquels, indépendamment de la volonté impériale toute-puissante sur l’âme du prince de Liéven, façonnée à la servitude, il obéissait en traitant si durement sa femme. Dans la lettre de son frère, elle avait trouvé cette remarque : « Vous ne devez pas être étonnée qu’après tant d’années de supériorité sur lui, il cherche enfin à s’en venger. » Fondée ou non, l’observation la touchait et elle la relevait avec vivacité : « Mais, mon cher frère, si cette supériorité que vous m’attribuez sur lui existe en effet, puis-je m’en défaire ? Cette supériorité, je l’ai mise pendant de longues années à son service. Elle lui a été utile, bien utile, et c’est lorsqu’il ne s’en sert plus qu’il voudrait m’en punir. En vérité, ce serait un excès d’injustice d’un genre bien nouveau…

« En résumé, ajoutait-elle pour conclure, je n’ai rien à me reprocher vis-à-vis de mon mari. Quels que puissent avoir été les orages de notre vie, nos malheurs avaient plus que jamais réuni nos cœurs. Mes lettres ont été constamment tendres, affectueuses.