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écris pas, cher frère, je n’écris qu’à mon mari en Russie. Je ne veux pas accabler les autres de ma douleur, et ce n’est que de cela que j’aurais à les entretenir. »

Cependant quelque accablée qu’elle fût, il y avait en elle une faculté de rebondissement qui, dès ce moment, opérait sur son esprit et, presque à son insu, la disposait à chercher les moyens de se faire « une vie possible. » Son mari et son frère insistaient pour qu’elle rentrât en Russie, sa cure terminée, et se réinstallât à Tsarkoé-Selo, où elle pourrait sinon se divertir, du moins trouver, dans la reprise de ses anciennes habitudes, des distractions efficaces. Mais, lorsque, après la mort de ses enfans, elle avait quitté la cour, c’était avec le ferme et secret dessein de n’y plus faire des séjours de durée. D’ailleurs, à Baden comme à Berlin, les médecins étaient unanimes à déclarer qu’elle ne survivrait pas à un nouveau séjour en Russie. Elle en était elle-même convaincue et, tandis qu’elle recevait des exhortations pressantes qui l’y rappelaient, elle se préparait à se fixer ailleurs. Où ? Elle ne savait, et resta quelque temps sans se décider. C’est seulement à la fin du mois d’août et de son séjour à Baden que commence à se trahir dans ses lettres le désir d’aller vivre à Paris.

« L’Italie m’était défendue par les médecins ; elle l’est encore plus par le choléra. Il me faut un climat tempéré ; mais, par-dessus tout, il faut de la distraction à mon esprit. C’est non pas mon seul remède, car il n’y en a pas de possible pour moi, mais, c’est la seule chance de prolonger mon existence en me tirant de ma douleur. Je ne la crois pas nécessaire, mon existence ; tout m’a été ravi... Mais puisqu’il faut encore que je vive, il faut que je me sauve de mes horribles souvenirs. Il faut du repos pour mon corps, de la distraction pour mon esprit. J’irai chercher l’un et l’autre auprès de mes amis. »

Elle en avait en Angleterre. Mais, outre qu’elle ne jugeait pas convenable de s’établir dans un pays où elle vivait naguère revêtue d’un titre officiel, elle y avait été trop complètement heureuse pour y vouloir retourner. Restait Paris, et c’est Paris que les médecins lui conseillaient. » C’est là où je songe à aller passer la mauvaise saison. Je crois, cher frère, avoir acquis assez chèrement le droit de chercher un adoucissement à mes affreux chagrins là où je peux les trouver. Mais, s’il était nécessaire d’obtenir pour cela l’agrément de l’Empereur, je compte qu’il ne me le refusera pas...