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est entière et complète, qu’elle se plaît là où elle réside et à ce qu’elle y fait. Voici cependant que sur ce bonheur passe une ombre et qu’une page de la correspondance vient trahir subitement un regret de l’autrefois, dû sans doute à l’uniformité de ses journées, à l’absence absolue de causes d’agitation, à la lourde discipline qui règne à la cour de Russie et pour tout dire à la privation des incidens dont la curiosité de l’ambassadrice s’est toujours montrée si friande. « Mes lettres sont sottes ; j’ai eu si longtemps l’habitude de les remplir d’événemens, ou importans ou piquans, que je me sens un peu de paralysie pour décrire une vie monotone, car rien ne l’est plus que celle que je mène. Nos événemens sont le thermomètre ? Est-il au-dessus ou au-dessous de zéro ? Voilà la grande question de tous les jours. A Londres il y en avait d’autres ! »

Lorsque cinq semaines après son retour en Russie, Mme de Liéven se laissait aller à cette allusion à son séjour en Angleterre, en des termes propres à faire supposer qu’en dépit des apparences, elle se consolait malaisément de n’y être plus, elle ne se doutait pas que son existence présente, à quatre mois de là, allait être toute changée par la plus horrible catastrophe qui puisse déchirer le cœur d’une mère, et que ces journées un peu mornes de Tsarkoé-Selo qui parfois lui semblaient si longues, si difficiles à remplir, mais où, du moins, elle pouvait nourrir l’espoir d’un avenir plus conforme à ses goûts, bientôt elle les regretterait. A son départ de Londres, elle était depuis longtemps séparée de trois de ses fils, Alexandre, Constantin et Paul, retenus loin d’elle par les nécessités de leur carrière. Elle n’avait gardé que les deux plus jeunes, George et Arthur, le premier âgé de quinze ans, le second de neuf. Elle les préférait à leurs frères, à Constantin surtout, dont la vie dissipée était pour ses parens une cause d’inquiétude irritante. D’accord avec son mari, elle venait de les envoyer à l’université de Dorpat où leurs deux aînés avaient été élevés. C’est de là que, brusquement, lui arriva au mois de mars 1835, une terrifiante nouvelle. Atteints l’un et l’autre de la fièvre scarlatine, ils étaient en danger de mort.

Les détails manquent sur ce douloureux épisode. Il ne nous est révélé que par trois ou quatre billets tracés en hâte, au hasard d’une course éplorée, qui ne nous disent même pas en quel endroit expirèrent à peu de momens l’un de l’autre les pauvres petits, ni si le père et la mère qu’avait accompagnés Alexandre de