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la pensée de l’Empereur pendant son absence. Mon devoir est, non pas d’inventer, mais d’obéir. Pour obéir cependant j’aimerais un peu mieux à connaître les volontés de l’Empereur. Veut-il pour ses enfans un peu de délassement ou non ? Ne s’agit-il vraiment de recevoir le grand-duc que le dimanche pendant une heure ? Voilà ce que disent les maîtres. Mais le Maître l’entend-il ainsi ? Enfin éclairez-moi. » — « Je vais tous les jours à midi faire ma cour à Mesdames les grandes-duchesses. Je reçois le soir chez moi les demoiselles d’honneur. Voilà les volontés de l’Impératrice exécutées, et voilà ma vie de Tsarkoé-Selo. Après vous avoir dit cela, je n’ai plus rien à ajouter sur mes faits et gestes. Je n’ai point revu encore Monseigneur le grand-duc héritier. J’attends qu’il me fasse l’honneur de venir s’accoutumer à mon visage et je le désire beaucoup. Je ne suis pas pédante ; je ne l’ennuierai pas, et je n’ai pas de quoi lui donner des distractions trop grandes. »

Le 12 septembre, le grand-duc héritier, qui régnera un jour sous le nom d’Alexandre II, vient pour la première fois passer la soirée chez elle. « Je commence par une idée bouffonne mais vraie, c’est que, comme début, j’étais à peu près aussi embarrassée que lui, et que ses seize ans me déroutaient, comme ont pu le déranger mes cinquante. Cela va devenir une espèce d’enseignement mutuel. Après cela, j’ajouterai que nous nous sommes respectivement fort bien tirés d’affaire. Il est charmant en vérité, plein de tact, de bon goût, et d’envie de bien faire.

« Je vous dirai franchement que ce que j’observe en lui est un peu de difficulté de s’exprimer, surtout de raconter, ce qui fait que je lui en ai offert l’occasion plus d’une fois, et qu’il a fini par nous dire avec tout plein de sentiment et de vivacité les événemens de la journée du 14 décembre[1] et les impressions qui lui en sont restées. Je désire vivement qu’il vienne souvent ; je suis parfaitement sûre que chaque visite lui donnera plus d’aisance et d’aplomb, et l’accoutumera à de la causerie que j’aurai soin de ne jamais lui rendre ennuyeuse...

« Nous avons vu la première neige ce matin ; elle m’a fait pleurer ; j’espère qu’elle ne me fera pas mourir. »

Durant les semaines qui suivent, Mme de Liéven s’attache de

  1. Allusion aux mutineries militaires qui éclatèrent à l’avènement de Nicolas (décembre 1823) et qui furent inexorablement réprimées. Le grand-duc Alexandre avait alors sept ans.