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tout mon cœur est resté là-bas, comme ce cher Empereur que j’aimais, que j’admirais tant chez nous, je l’adore encore mille fois plus ici, comme je me rappelle chacune de ses paroles, de ses gestes, comme je m’attendris en pensant que j’ai pu quitter tout cela ! Je ne me croyais pas le cœur si mol (sic). Empêchez qu’il ne m’oublie ; dites-lui tout ce que j’ai pour lui de respect, d’enthousiasme, de dévouement, mais ne l’ennuyez pas trop de tout cela ; mettez mon amour en abrégé, mais qu’une fois pour toutes, il sache que ma fidélité, ma reconnaissance, ma passion pour lui ne saurait être égalée. »

Après avoir lu cette lettre, on pourrait douter de la cruauté du coup porté aux espérances de Mme de Liéven et de l’étendue de sa désillusion, en apprenant qu’il fallait quitter l’Angleterre, si nous n’étions instruits d’autre part qu’elle fut durant plusieurs jours livrée à d’affreuses perplexités, sans savoir si elle devait se réjouir ou se désoler et plus disposée à se désoler qu’à se réjouir. Ce qu’elle éprouve, ou tout au moins ce qu’il lui convient d’en avouer, c’est encore son frère qui en est le confident.

« ... Un changement total de carrière après vingt-quatre ans d’habitudes morales et matérielles toutes différentes est une époque grave dans la vie. On dit qu’on regrette même sa prison lorsqu’on y a passé des années. À ce compte, je puis bien regretter un beau climat, une belle position sociale, des habitudes de luxe et de confort que je ne puis retrouver nulle part et des amis tout à fait indépendans de la politique. Voilà pour le soupir. Voici pour l’espérance : vivre auprès de l’Empereur, de l’Impératrice que j’aime tous deux avec autant de vivacité de cœur que s’ils n’étaient pas les maîtres, avec autant d’admiration et de respect que me commandent ces titres, vivre au milieu de vous et préparer l’avenir de mes deux enfans[1] ; vivre dans cette Russie qui a toujours été l’objet de mon orgueil et de mon amour, car, cher Alexandre, je l’ai bien aimée et peut-être bien servie dans cette longue absence ; du moins y ai-je voué toutes mes pensées. Je suis donc heureuse de l’avenir qui s’offre à moi et le seul doute qui se mêle à ma joie c’est si cet avenir pourra être long.

« Je suis arrivée à l’époque de la vie d’une femme qui nous a enlevé notre mère. Cette époque demande des soins, des ménagemens.

  1. Les deux plus jeunes : George et Arthur. Les trois autres, Alexandre, Constantin et Paul, avaient déjà l’âge d’homme et vivaient loin d’elle.