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semblait pas faire plus de cas de la vie d’un bon musulman, d’un descendant du Prophète, que d’un étranger, d’un infidèle ? Fez terrorisée cacha son mécontentement ; mais tout le parti dévot, les uléma, les tolba, se répandirent en plaintes et excitèrent l’opinion. C’est un fait très caractéristique, à ce point de vue, que, parmi les prisonniers du combat du 2 février, il se soit trouvé le mokaddem de la mosquée de Mouley-Idris. On se remémora tous les actes du jeune Sultan, ses propos peu orthodoxes, ses amusemens peu conformes aux prescriptions du Coran, les ambassades envoyées, l’année d’avant, à toutes les puissances européennes, ses négociations avec la France, ses concessions sur la frontière algérienne. C’était un traître, vendu aux chrétiens, c’était « un juif qui avait livré aux Français le tombeau de ses ancêtres[1]. » N’avait-il pas, en effet, au moment où nos soldats marchaient sur Igli, le Gourara et le Touât, fait lire à la khotba (prône qui se fait le vendredi, à trois heures, dans toutes les mosquées où officie un iman officiel) une lettre où il prescrivait de ne pas attaquer les Français tant qu’ils n’envahiraient pas le Tafilelt ? Que dire d’un Sultan qui s’oppose à la djehad (guerre sainte), qui oublie que Mahomet en a fait, pour tous les vrais croyans, une obligation collective ? Tout bon musulman doit faire la guerre sainte, quand elle est prêchée. Il doit au moins la désirer de tous ses vœux ; et, pour une cause si juste, il doit partir sans se retourner, divorcer d’avec ses femmes, répartir ses biens entre ses héritiers. Par quelle sacrilège aberration le Sultan pouvait-il oublier ainsi ses devoirs les plus sacrés et empêcher ses sujets de se conformer aux préceptes du Livre ?

Le bruit se répandait, dans la foule alarmée, que Mouley-abd-el-Aziz préparait des mesures plus pernicieuses encore pour l’intégrité des coutumes marocaines et l’indépendance du pays. On l’accusait d’avoir accordé une concession de chemin de fer aux agens de l’Angleterre, et de vouloir ainsi ruiner le peuple innombrable des muletiers, chameliers ou âniers, au profit de quelques étrangers. Bref, tous ces incidens, toutes ces coïncidences, les rivalités d’influence des grandes puissances, la venue de plus en plus fréquente d’Européens au Maroc, créaient, dans

  1. Le Tafilelt, d’où est sortie la dynastie filalienne actuellement régnante. On crut, dans tout le Maroc oriental, lors de notre expédition du Touât, que nous allions attaquer le Tafilelt. Ces propos ont été entendus par M. de Segonzac chez les Aït-Izdeg, de la Haute-Moulouya.