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disant qu’elle eût préféré se couper la gorge plutôt que de paraître déshonorée, et aussi l’espoir singulier qu’elle manifesta quelques mois plus tard et qui scandalisa si fort Colbert de Croissy, quand, parlant des malaises fréquens de la reine, elle laissait voir qu’elle se jugeait capable de lui succéder, comme si quelque promesse secrète lui en eût conféré le droit.

Quoi qu’il en soit, tandis que les moralistes et les candidates évincées s’indignaient à l’envi du triomphe de la Française, tandis que Madame de Sévigné commentait la nouvelle à ses correspondans, Louis XIV envoyait à Madame Arlington un collier de perles de 60 000 livres en reconnaissance du rôle délicat qu’elle avait joué et adressait à la favorite ses félicitations : « J’ai donné bien de la joie à Mademoiselle de Kéroualle, écrit Colbert de Croissy à Louvois le 7 novembre 1671, en l’assurant que Sa Majesté serait très aise qu’elle se maintînt dans les bonnes grâces du Roi. »

Mais saurait-elle s’y maintenir ? Saurait-elle fixer le cœur inconstant du monarque et s’élever au-dessus du troupeau vulgaire des favorites ? Durant les deux années qui suivirent, Louise de Kéroualle allait mettre toute l’énergie de son esprit délié à prouver aux autres, et peut-être à elle-même, qu’elle était autre chose que l’objet éphémère d’un caprice royal. Quelque ascendant qu’elle ait pris immédiatement sur la volonté de Charles II, ce n’est pas du jour au lendemain qu’elle put faire comprendre à la cour et à son allié actuel, l’ambassadeur de France lui-même, le rôle qu’elle aspirait à jouer.

Son influence sur les actes politiques qui suivirent son avènement a sans doute été exagérée. La déclaration de guerre à la Hollande (mars 1672), où l’on a voulu voir son action personnelle, était un événement concerté depuis longtemps entre les deux monarques. Il y avait des années déjà que Charles II avait promis aux Hollandais de se faire craindre d’eux comme l’avait été Cromwell. La diplomatie et l’or du roi de France l’avaient confirmé dans son dessein. Le rôle de la nouvelle favorite se borna à y maintenir cet esprit qui, « emporté par sa légèreté naturelle, ne faisait que voltiger sans arrêt sur les affaires. » De même il n’apparaît pas qu’elle ait été pour beaucoup dans les retards que Charles II apporta à exécuter la clause secrète du traité de Douvres, par laquelle il s’engageait à se faire catholique. Le roi de France avait beau témoigner à son allié son désir de