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que quelque pureté morale pouvait s’allier aux fantaisies sensuelles de Charles II, le sentiment qui le poussait vers Mademoiselle de Kéroualle différait de ses entraînemens ordinaires. Sur ses premiers entretiens avec la jeune fille planait le souvenir de cette sœur disparue que tous deux avaient aimée. Ce qui pouvait demeurer de délicat dans l’âme blasée du monarque fut ce qu’il montra d’abord à l’étrangère, qu’eût rebutée l’amant de la Castlemaine. Son cœur la conseilla, comme Saint-Evremond, comme son intérêt, comme son ambition, comme l’enthousiasme qui se leva sous ses pas quand on comprit qu’il pourrait y avoir avantage à être de ses amis.

Dès le mois de novembre 1670, quelques semaines après son arrivée, on la qualifiait de « beauté fameuse. » Dès le même moment, l’ambassadeur de France, Colbert de Croissy, jusque-là fort insoucieux de sa présence, écrit à Louis XIV : « Je crois qu’il est bon de ménager un peu cette dame. » Il note, le 15 décembre, avec quel soin le roi d’Angleterre l’entretient dans la chambre de la reine de préférence à toute autre. C’est qu’à sa curiosité blasée sur les beautés opulentes et les appétits vulgaires des dames anglaises, l’étrangère offrait quelque chose de nouveau, capable de le conquérir d’une manière plus intime et plus durable. Les portraits des peintres les plus célèbres de l’époque, de Lely et de Kneller, de Gascar et de Mignard quelques années plus tard, et de bien d’autres, nous rendent encore sensible le charme doux, pénétrant et gracieux de Louise de Kéroualle. La « belle étrangère, » que s’empressa de célébrer le poète le plus célèbre de l’Angleterre, surprit au premier moment Evelyn par sa physionomie enfantine et naïve. Dryden était plus clairvoyant, qui chantait le pouvoir magique de son sourire et de ses yeux. Si peut-être sa taille, souple et bien faite, la blancheur de sa peau, l’ovale de son visage, ses lèvres finement dessinées, un peu sensuelles, ses mains allongées et tant d’autres grâces physiques qui nous émeuvent encore, n’eussent point supplanté définitivement la Stewart et la Castlemaine, elle avait pour elle ce que jusqu’ici Charles II n’avait nulle part rencontré, un charme particulier de douceur et d’innocence, ce quelque chose d’attendrissant qui quelquefois, plus sûrement que la beauté même, conquiert le cœur des blasés. Et ce charme agissait d’autant plus vivement sur le monarque que la jeune fille savait l’art de le rendre plus sensible, connaissait le pouvoir