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soupçons de Charles II et la colère de son peuple. Le retour de Mademoiselle de Kéroualle en Angleterre ne fut donc pas, ainsi qu’on s’est plu à le répéter, un artifice de la politique de Louis XIV qui la destinait, dans un habit différent, à reprendre auprès du roi le rôle tenu par Madame. On ne saurait faire aucun fond sur tous les on-dit dont le fantaisiste éditeur des Mémoires de d’Artagnan s’est constitué le complaisant et bavard narrateur. Aucun personnage de la cour de France ne s’entremit pour Mademoiselle de Kéroualle. Il n’y eut aucun complot français en sa faveur. Le premier qui songea à elle fut un courtisan anglais, précisément ce duc de Buckingham que la jalousie de Monsieur avait écarté de l’entrevue de Douvres.

Ce fut lui qui, au nom de Charles II, fut chargé de remercier Louis XIV de l’ambassade de condoléances envoyée en Angleterre à l’occasion de la mort de Madame. Nul doute qu’avant son départ, recevant les instructions de son maître affligé, évoquant avec lui le nom de cette disparue qui leur avait été si chère à tous les deux, il n’ait trouvé vivante dans son souvenir l’image de cette jeune fille qu’il avait remarquée et qui avait été la compagne de Madame. Somptueusement reçu à Versailles, Buckingham, qui, peu de temps auparavant, excitait les fureurs populaires contre la France, changeait brusquement de dessein, voyait soudain dans l’alliance française un moyen de faire sa fortune, et s’entremettait pour préparer un traité analogue à celui dont il ignorait l’existence. Au succès de cette politique, qui pouvait contribuer plus efficacement que cette jeune Française, capable de fixer le cœur inflammable du monarque, d’établir son ascendant sur son esprit indolent, et qui resterait naturellement attachée à l’auteur de son élévation ?

Privée de sa protectrice et de sa charge, sans fortune et sans amis, Mademoiselle de Kéroualle se vit l’objet des attentions empressées d’un des plus grands seigneurs d’Angleterre. Elle ne s’y déroba pas, et la malignité publique s’empressa d’annoncer que le duc ramènerait à Londres une maîtresse française. En fait, à ce moment, Buckingham était dans l’entière dépendance de la comtesse de Shrewsbury, en faveur de laquelle il sollicitait l’intervention à sa cour de l’ambassade de France. Il était trop bon courtisan pour compromettre ses espérances par des galanteries prématurées : ce n’était que quand elles étaient en faveur officielle qu’il faisait la cour aux maîtresses de son roi. Les gens bien