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« l’Éponge, » c’était un hommage rendu à ses remarquables qualités de buveur. Le vrai nom du petit musicien était François Schubert.

Les jeunes gens qui l’avaient appelé se serraient pour lui faire place à leur table. L’un d’eux était le peintre Maurice Schwind, qui allait devenir plus tard le plus délicieux poète de la peinture allemande ; d’autres rêvaient d’écrire des drames ou des symphonies ; et parmi eux se détachait la svelte et élégante figure du Suédois Schober, qui, peintre, poète, musicien, avait encore à leurs yeux le mérite supplémentaire d’être un « homme du monde. » Depuis plusieurs années déjà, ils formaient une sorte d’association fraternelle ; et c’était Schubert qui en était l’âme. Ils s’intitulaient volontiers les « Schubertiens ; » ils donnaient le nom de « Schubertiades » à leurs grosses et bruyantes parties de plaisir. Et ce n’était pas que leur petit compagnon eût rien d’un brillant causeur, ni d’un boute-en-train. Timide, taciturne, et d’intelligence médiocre, il faisait même assez pauvre figure, toutes les fois que la musique n’était pas en jeu. Mais la musique jouait un rôle énorme dans les plaisirs de ces jeunes Allemands : et Schubert était en vérité la musique faite homme ; la musique jaillissait de lui spontanément, sans arrêt, comme l’eau d’une source, s’écoulant autour de lui en danses et chansons.

Aussi s’empressait-on à fêter sa venue. Les jeunes amis causaient gaiement, à la table du café ; après quoi, ils allaient boire de la bière dans des brasseries, en attendant le souper. Et, lorsqu’ils avaient achevé de souper, ils montaient dans la chambre de l’un d’eux, de Schober, par exemple, ou bien ils allaient passer la soirée chez les Sonnleithner, une famille de riches bourgeois passionnés de musique.

Là, dès son entrée, Schubert s’installait au piano, pour n’en plus bouger. Il jouait la grande symphonie (aujourd’hui perdue) qu’il avait composée en quelques jours à Gastein, le mois précédent, ou encore une sonate de piano, qu’il venait d’écrire dans la matinée. Et tout le monde, respectueusement, orgueilleusement, l’écoutait, en regardant sautiller sur les touches ses doigts trop courts, de petites boules de chair. Le morceau qu’il jouait était, le plus souvent, fort long : car, depuis quelques années surtout, Schubert avait renoncé à écrire d’abord des brouillons de ses œuvres ; symphonies, messes, sonates et quatuors, ils les improvisait d’emblée, en une ou deux séances ; et, — je ne connais pas d’homme à qui cette locution ingénieuse puisse s’appliquer plus exactement, — il avait de moins en moins « le temps de faire court. » On l’écoutait respectueusement, orgueilleusement,