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avec une parfaite clairvoyance toute l’étendue du danger que lui créait l’hostilité de Mme de Staël. Certes il avait en Chateaubriand un adversaire passionné et éloquent ; mais Chateaubriand, quoiqu’il en eût bonne envie, ne réussit jamais à lui faire peur. Il n’avait pas eu de peine à comprendre que la haine de Mme de Staël était d’une tout autre conséquence. C’est pourquoi il s’en montre en maintes rencontres si préoccupé et si inquiet. Du camp de Boulogne et au moment où il arrêtait le plan de la magnifique campagne de 1805, il ne croit pas prendre un soin superflu en écrivant à Fouché pour qu’il interdise à Mme de Staël le séjour de Paris. Le 31 décembre 1806, il écrit de Pultusk à Fouché en ce sens. Le 15 mars 1807 : « Vous devez veiller à l’exécution de mes ordres et ne pas souffrir que Mme de Staël approche à quarante lieues de Paris. » En l’espace de cinq mois, dix lettres sur le même sujet. A cinq cents lieues de sa capitale, au lendemain d’Eylau, il trouve le temps de s’occuper d’une femme de lettres, et de stimuler contre elle le zèle de sa police. S’il la laisse encore libre de voyager dans tel pays qu’il lui convient, et s’il enjoint même à ses agens de la traiter avec déférence, un moment vient où il la fait au contraire traquer par sa police, devenue celle de Savary et non plus de Fouché. Il s’enquiert de qui elle reçoit. Quiconque l’approche est impitoyablement frappé. Il est de toute évidence qu’en persécutant Mme de Staël, Napoléon l’a singulièrement grandie : il l’a signalée à l’admiration de l’Europe ; il a augmenté son influence. Mais c’est qu’il ne doutait pas qu’en tout cas elle ne disposât d’une grande influence.

Le fait est que Chateaubriand n’est qu’un poète ; Mme de Staël a, au plus haut degré, les facultés qu’exige l’action. Elle a le goût de l’intrigue ; si l’opinion de Napoléon sur ce point nous était suspecte, nous pourrions nous en rapporter à celle de Benjamin Constant : le premier la traitait d’intrigante, mais le second l’appelle intrigailleuse. Elle entretient la plus vaste correspondance. Elle est en relations avec tout ce que l’Europe compte de personnages marquans, depuis les écrivains jusqu’aux diplomates et depuis les grandes dames jusqu’aux souverains. Elle réalise ainsi contre Napoléon une coalition d’autant plus dangereuse qu’elle est insaisissable. Elle est une puissance ; et sa puissance est celle de l’opinion.

On comprend alors l’intérêt supérieur qu’il y avait pour Napoléon à ne pas permettre à Mme de Staël de séjourner dans Paris. Entre deux dangers il choisissait le moindre ; et il préférait encore la laisser libre de communiquer avec ses ennemis du dehors, plutôt que de laisser