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ne le voudrait pas : il demande seulement que les enfans apprennent juste ce qu’il faut pour devenir des agriculteurs éclairés. Avant tout il exigerait la réforme de l’alphabet. Quelle idée de faire lire au petit paysan des mots tels que chaise longue, commode, fauteuil et autres choses qu’il n’est pas destiné à connaître, au lieu des mots plus usuels : charrette, traîneau, hache, etc.[1]. Par l’alphabet, l’auteur de Suum cuique entend naturellement tout l’enseignement. À cette appréciation il serait amusant d’opposer celle de certains éducateurs qui souhaitent que le paysan, ayant appris à lire, dévore indistinctement tout ce qui lui tombera sous la main. Pourquoi ces perpétuelles lisières ? Laissez l’homme arriver librement au degré de perfection qui permettra un jour qu’il n’y ait plus de maître, tous étant égaux. D’autres rejettent la lenteur du progrès des paysans sur leur religion. Ceux-là espèrent bien que tôt ou tard le paysan transformé en citoyen armé de droits publics ne sera plus guidé que par la science.

— Je m’écrie : « Lui ôter Dieu, quel péril ! » « Nous lui donnerons mieux que cela, » répond l’utopiste avec une effrayante bonne foi.

Voilà en somme la Russie. Exagération dans l’idéalisme scientifique chez les intellectuels, obscurantisme déplorable chez les conservateurs et, dominant ces contradictions, un gouvernement qui fait un pas en avant, puis deux en arrière, qui abolit les verges, puis les remet en vigueur, qui ne veut pas d’un peuple trop instruit et qui cependant le punit impitoyablement parce qu’ignorant tout, sauf la soumission aveugle de siècle en siècle aux ukases impériaux, il accepte les yeux fermés ceux que les agitateurs malfaisans distribuent au nom du Tsar ! L’absence de mesure, tel est pour l’étranger le caractère le plus frappant de l’esprit russe, qui dépasse constamment le but à atteindre. Heureusement il existe entre les chimériques et les réactionnaires une élite de libéraux patiens et forts. Favoriser l’instruction élémentaire, de quelque côté qu’elle vienne, organiser sur des bases

  1. Il est remarquable que Tolstoï ait attaché, lui aussi, une grande importance à ces livres primaires, puisque, au milieu de l’immense succès de Guerre et Paix, il interrompit des travaux qui devaient personnellement l’intéresser davantage pour écrire de ces humbles alphabets où il se met, avec la charité dont lui seul, parmi les hommes de génie, est capable, au niveau des petits enfans. Personne n’a été plus occupé que lui de la solution de ce problème, l’instruction du peuple ; il veut l’éclairer et cependant il est d’avis que beaucoup de prétendus progrès ne sont pas à son usage.