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lui, dans l’Europe des Médicis et des Borgia, des Valois et des Tudors, à la brutalité de ses instincts ou à son avidité naturelle de jouissance. Ç’a été le grand argument de Bossuet, comme de Bourdaloue, contre les « libertins » de leur temps ; et on ne saurait nier qu’en leur temps, le libertinage des mœurs n’allât presque toujours de pair avec celui de la pensée. Les choses n’ont un peu changé qu’avec Bayle ; et combien peu, c’est ce que suffit à dire l’histoire des mœurs au temps de la Régence ou de Louis XV ! Joignons-y l’histoire de la littérature, et convenons que, si l’auteur du Temple de Cnide, si celui de la Princesse de Babylone, si celui des Bijoux indiscrets tiennent alors école, ce n’est pas tant de « philosophie » que de « morale facile. » Nous avons déjà relevé sur ce point le témoignage d’Helvétius. Les difficultés de croire choquaient bien moins la raison de la plupart des Encyclopédistes que la morale de l’Evangile, et même celle des casuistes, ne condamnait, ne jugeait, et par conséquent ne gênait la liberté de leurs mœurs.

Mais une autre cause a eu bien plus d’influence encore, et c’est celle qu’Auguste Comte caractérise admirablement, quand, après avoir défini la « grande maladie occidentale, » par la révolte qu’elle a été contre « l’ensemble des antécédens humains, il en trouve le principe dans le triomphe de la « raison individuelle » graduellement développée par le protestantisme, le déisme et le scepticisme. Ce sont ses termes mêmes que je reproduis ici. [VIIIe Circulaire annuelle, 1857, dans Robinet, Notice sur l’œuvre et la vie d’Auguste Comte, p. 529-531.] Et, en effet, qu’est-ce que l’histoire des variations des églises protestantes ; depuis Luther jusqu’à Socin, si ce n’est l’histoire des revendications de la « raison individuelle, » opposant son indépendance et son autonomie natives à tant de Symboles ou de Confessions, dont l’objet n’était inversement que de contenir, de limiter et, en quelque manière, de fixer sa liberté ? Le déisme, à son tour, n’est qu’une conséquence de ces variations, s’il n’est historiquement qu’une tentative désespérée pour essayer de rallier autour d’un minimum de croyances, considérées comme nécessaires à la vie sociale, une civilisation déjà trop divisée contre elle-même. Il nous laisse libres en tout le reste, si seulement nous lui accordons son « Dieu rémunérateur et vengeur, » afin, comme dit Voltaire, que nous ne soyons pas assassinés par nos domestiques, si toutefois nous en avons ; et ainsi sa religion,