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son armement, le corsaire restait toujours maître de la situation. Le Barbaresque, Algérien ou Salétin, tirait donc le coup de canon appelé coup de semonce, en hissant un faux pavillon et en se mettant en panne à portée de canon ou à moindre distance si on le laissait approcher ; le navire marchand, dont la défiance n’était pas éveillée, qui d’ailleurs n’avait souvent à bord que le nombre d’hommes nécessaire à la manœuvre, répondait à la semonce en hissant ses couleurs et « brouillant ses voiles. » Un dialogue s’engageait de bord à bord : où allait-on ? d’où venait-on ? Le point le plus délicat était l’exhibition des papiers ; le droit maritime ne spécifiait pas qui, du corsaire ou du marchand, devait aller au bord de l’autre, elle raïs commençait toujours par exiger la production des papiers à son bord. Que le capitaine chrétien mis en soupçon refusât « de mettre l’esquif à la mer, » pour aller sur le corsaire faire examiner ses passeports, ou qu’il acceptât de s’y rendre, les choses changeaient peu, si l’on avait reconnu qu’il ne pouvait opposer de résistance : les pirates armés jusqu’aux dents et dans des accoutremens terrifiques faisaient irruption sur le bateau marchand en poussant des cris sauvages ; les renégats vociféraient dans toutes les langues ; la scène avait un aspect diabolique ; on dépouillait à nu les passagers et l’équipage ; tout le monde était mis aux fers.

Parmi les nombreux récits où sont racontés les détails de ces drames maritimes, la relation du sieur Emmanuel d’Aranda est particulièrement intéressante par son air de sincérité et par l’humour que ce Flamand savait conserver dans les circonstances les plus critiques. Le sieur d’Aranda voyageant dans le sud de l’Espagne en 1640 et, désirant retourner en Flandre, alla s’embarquer à Saint-Sébastien sur un vaisseau anglais, « pour éviter tant de mer et principalement le danger des Turcs qui tiennent la côte d’Andalousie et de Portugal. » Mal lui en prit, car à hauteur de La Rochelle, on rencontra un navire qui arrivait voiles tendues : « il fut presque sous le canon sans mettre aucun pavillon, par où il fut aisé à juger que ce navire était quelque pirate ou corsaire. » C’en était un, en effet, qui fut bientôt rejoint par deux autres. « Alors en un moment, ils nous gagnèrent le flanc à pleines voiles, à la portée d’un mousquet. Il y avait sur la poupe du plus grand navire un Turc qui tenait une banderole brouillée entre ses bras avec un esclave chrétien qui cria en flamand : « Rendez-vous pour Alger. » Après ce cri, celui qui