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III

La grande extension prise par la piraterie sur les côtes barbaresques a fait avancer à certains auteurs que les populations du Maghreb avaient des aptitudes à la navigation ; d’autres ont supposé qu’elles avaient été initiées à ces connaissances soit par les Normands, soit par les Grecs. Contrairement à ces opinions, nous ne pensons pas que les diverses races fixées dans le Maghreb, berbère, arabo-berbère et arabe, aient jamais formé des gens bien entreprenans sur la mer. Sans doute la conquête de l’Espagne, celle des Baléares et de la Sicile supposent l’existence de flottes ; mais ces flottes ne devaient servir qu’à transporter des troupes et il est vraisemblable que la conduite des bâtimens était confiée à des renégats, voire même à des capitaines chrétiens. Quant aux Barbaresques qui se livrèrent au commerce avec les pays chrétiens, ils le firent plutôt comme armateurs et marchands que comme capitaines de navire.

Il faut repousser également toute assimilation des Arabes du Maghreb avec ceux qui, de temps immémorial, ont navigué sur la Mer-Rouge, le golfe Persique et la mer des Indes. Les tribus arabes adonnées à la navigation sont celles fixées sur le littoral sud de la péninsule ; elles constituent une exception en Arabie. La véritable Arabie, celle des tribus pastorales, celle du Prophète, celle de La Mecque et de Médine, est le plateau sur lequel on s’élève brusquement après avoir quitté les côtes. C’est de cette contrée si peu faite pour former des hommes de mer que venaient les tribus arabes qui se sont établies dans le Maghreb. Le sultan Moulay Ismaïl lui-même, dans une lettre pleine de superbe adressée à Louis XIV, reconnaissait que « Dieu avait donné aux musulmans l’empire des terres, laissant aux païens celui de la mer. » — « Par Dieu, écrit Ben Aâïcha, le capitaine de la mer, le grand amiral de Salé, à son ami Pontchartrain, si les Arabes étaient gens à faire la guerre par mer et à monter les vaisseaux et les galères, nous ne laisserions pas passer un seul corsaire anglais dans le détroit de Gibraltar ; mais c’est que les Arabes ne connaissent que le dos de leurs chevaux[1]. »

  1. Affaires étrangères. Maroc. Correspondance, I, f° 120. — Ben Aâïcha avait été envoyé en ambassade par Moulay Ismaïl auprès de Louis XPV ; son esprit fut très goûté à la cour, et le Mercure de France est rempli de ses bons mots. Il est généralement appelé Ben Aïssa.