Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/840

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fait une condition formelle de leur venue et de leur trafic.

Un autre effet de la coexistence de la piraterie et de la liberté commerciale, qui est de nature à nous surprendre, était la présence dans la même ville de négocians chrétiens vaquant paisiblement à leurs affaires et d’autres chrétiens, — gens parfois de plus grande qualité, — chargés de chaînes, occupés aux plus durs travaux et endurant les plus cruels tourmens. Ces malheureux chrétiens avaient été pris sur les mers du Ponant ou du Levant et réduits en servitude ; ils constituaient la partie la plus importante du butin fait sur les vaisseaux européens et l’on peut presque avancer que, sans le bénéfice réalisé sur la rançon ou l’échange des captifs, il n’y aurait pas eu de pirates sur les côtes du Maghreb. La capture des esclaves était d’ailleurs l’objectif des corsaires chrétiens eux-mêmes, quand ils donnaient la chasse aux navires barbaresques ; mais la partie était loin d’être égale entre chrétiens et musulmans : les premiers, faisant par mer un commerce considérable et ayant un grand nombre de vaisseaux, étaient beaucoup plus vulnérables que les seconds qui n’armaient que pour pirater ; les musulmans qu’arrivaient à prendre les chrétiens, à l’exception de quelques pèlerins se rendant par mer à La Mecque, ne provenaient que de bateaux corsaires, tandis que les esclaves chrétiens, en très grande majorité, étaient pris sur des navires marchands. Cette course entre musulmans et chrétiens ne fut jamais complètement arrêtée par les traités internationaux. La démarcation entre le corsaire et le pirate, entre la course, acte légitime de la guerre navale, et le brigandage sur mer s’exerçant en tout temps et contre toute nation, fut très lente à s’établir en Europe, à telle enseigne que les mots corsaire et pirate y sont restés presque synonymes[1]. Cette distinction ne fut jamais acceptée complètement par les musulmans ; pour eux, le chrétien étant l’ennemi à cause de sa religion, on se trouvait dans un état permanent et légitime d’hostilité avec lui. Une telle doctrine justifiait amplement, en dehors même du droit de représailles, les entreprises de nos corsaires contre ceux du Maghreb : « On ne doit point imputer à blâme, écrit le Père Dan, les courses faites par les chrétiens contre les ennemis de la foi. »

  1. La lettre de marque délivrée aux corsaires autorisés les distinguait des pirates ; mais, comme le dit le député Lasource à l’Assemblée législative, le 1er juin 1792, « on devient bientôt brigand insigne, quand on est voleur patenté. »