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Deux cents années s’écoulèrent ensuite sans qu’à la poésie dantesque la musique fit écho. La cantate et l’oratorio tiraient leurs sujets des Écritures ; l’antiquité fournissait à l’opéra les siens. Mais notre siècle musical, — j’entends celui qui s’achève à peine et peut encore s’appeler nôtre, — s’est quelquefois souvenu de Dante. Un des plus beaux poèmes symphoniques de Liszt est inspiré par la Divine Comédie. Le théâtre fut moins heureux. Sans parler d’un opéra de Benjamin Godard, qui n’a de Dante que le nom, il faut avouer que le compositeur d’Hamlet se reconnaît à peine, et seulement au début, dans Françoise de Rimini. Pourtant (nous citons ici notre collaborateur M. de Wyzewa) : « Seule la musique, au théâtre, serait capable de nous faire pénétrer dans les deux cœurs de Paolo et de Francesca. Je dirai plus : chez Dante même, l’immortelle vie qui anime pour nous ce « couple désolé, » ne tient pas à la vigueur tragique du récit, ni à la justesse de l’accent, ni à la beauté des images : elle tient toute à la puissante et sensuelle musique dont le poète a su animer ses vers. » Rien n’est plus exact, et toutes les fois qu’une traduction lyrique de l’immortel épisode vous en semblera la trahison, c’est donc le musicien que vous devrez accuser plutôt que la musique elle-même.

Mais deux fois au moins la musique, et la musique italienne, a bien servi la parole, cette parole de Dante, admirable entre toutes celles qui tombèrent jamais des lèvres de l’Italie. La première fois, c’est dans une œuvre d’un homme qui fut grand par le génie le plus contraire à celui de Dante et qui règne en quelque sorte sur l’autre hémisphère de l’idéal italien. Cet homme est Rossini ; son œuvre, c’est Otello. La page la plus belle d’Otello (qui ne compte guère que deux très belles pages), n’est peut-être pas la romance du Saule, mais, peu d’instans auparavant, le chant du gondolier qui passe sous la fenêtre de Desdemona.


Nessun maggior dolore
Che ricordarsi ciel tempo felice,
Nella miseria.


L’effet dramatique de ce passage et de ce chant est sans pareil. Dans l’absurde libretto qui semble une parodie de Shakspeare, les trois vers de Dante viennent tout à coup jeter un éclair unique de vérité et de vie. Et sa lueur porte loin. Elle