Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/721

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

précision dans les détails, un tableau d’ensemble de notre situation. Le succès de M. Ribot a été aussi grand que mérité. Sur notre politique intérieure il a dit, en des termes que M. Jaurès a mieux goûtés, la même chose que M. Deschanel. S’il a ménagé davantage la personne de ses adversaires, il ne s’est pas expliqué avec moins de netteté et de force sur la politique néfaste à laquelle ils condamnent le pays. On ne lui a pas répondu ; après lui, la discussion générale du budget a été close ; mais, deux ou trois jours plus tard, une interpellation sur la propagande antimilitaire dans l’armée a rouvert le débat en le portant sur un point plus précis. M. Jaurès voulait s’expliquer, se justifier. Il a prononcé une belle harangue : nous ne pensons pas qu’il ait convaincu son auditoire de l’innocuité de ses théories, ni de l’opportunité qu’il y avait de sa part à les exprimer.

M. Jaurès est un grand partisan de la paix ; nous aussi, cela va sans dire, et à peu près tout le monde avec lui et avec nous ; mais non pas au même degré que lui, ni dans les mêmes conditions. Il ne croit pas que la Triple-Alliance ait été conçue dans une pensée agressive. Elle n’a eu, du moins en principe, d’autre objet que de garantir à l’Allemagne la libre possession de ses conquêtes, et de nous décourager de toute velléité de reprendre ce qui nous en avait appartenu. Cette paix imposée ne choque pas M. Jaurès autant que d’autres. Il reconnaît d’ailleurs que la Triple-Alliance s’est quelquefois éloignée de son idée première, et que, si elle n’a jamais voulu la guerre d’une manière tout à fait consciente, elle s’est assez souvent exposée à la provoquer par ce qu’il y a eu, sinon d’offensif, au moins d’offensant dans son attitude. Aussi ne désapprouve-t-il pas, toujours en principe, l’alliance franco-russe ; il s’est même peu à peu laissé aller jusqu’à l’approuver. Seulement il ne lui déplaît pas de voir à côté d’elle un contrepoids. Sa pensée personnelle est si élevée qu’elle plane un peu dédaigneusement au-dessus de tous les systèmes d’alliance : elle les englobe tous pour les confondre dans une synthèse supérieure qui ne saurait mieux se traduire que par le désarmement universel et simultané. Rêveries, dira-t-on ! M. Jaurès est convaincu du contraire ; il est convaincu que ses rêveries se réaliseront dans un avenir prochain, et les socialistes lui apparaissent comme les vrais conducteurs de l’humanité vers une société internationale meilleure dont il aperçoit déjà les signes avant-coureurs. Il réussit moins à nous les montrer. M. Jaurès est un idéaliste. Les idéalistes sont dangereux en politique, surtout lorsqu’ils passent de l’intérieur à l’extérieur. M. Jaurès ne croit pas affaiblir chez nous l’idée de patrie, il a la prétention de la