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sur certains points que son adhésion antérieure avait fait considérer comme acquis : c’est tout un contre-projet qu’il introduisait dans le débat. La presse radicale socialiste en a éprouvé de la mauvaise humeur : elle avait attendu mieux d’un ministre qu’elle avait tant prôné, et cette fois encore nous sommes obligés de dire qu’elle était un peu dans son droit. Tout à coup la chaîne a paru lourde au général André, et il a fait un mouvement pour la secouer. Il ne s’en est pas tenu là, et, dans une discussion récente, à propos de la détestable propagande qui répand dans l’armée l’indiscipline et le mépris du devoir militaire, il a tenu un langage qu’aucun de ses prédécesseurs n’aurait désavoué. C’en était trop : M. le général André est devenu suspect à son tour. Mais il faut dire un mot de cette affaire.

La Chambre a commencé la session comme elle le fait toujours, c’est-à-dire par la constitution de son bureau. Elle a nommé M. Jaurès vice-président. Quels que soient son talent et la situation considérable qu’il a prise au Palais-Bourbon, M. Jaurès était contre-indiqué pour la vice-présidence. Son élection ne pouvait être qu’une élection de parti, et le parti socialiste n’est pas de ceux qu’on puisse sans imprudence porter, en quelque sorte, au pinacle : il a une tendance suffisamment caractérisée à s’y placer à lui tout seul. De plus M. Jaurès a écrit, il y a quelques mois, une lettre pour le moins inconsidérée à un socialiste italien : il y proclamait l’utilité de la Triple-Alliance pour faire contrepoids aux fantaisies franco-russes. M. Jaurès a pris l’habitude de vivre dans une improvisation continuelle, il ne mesure pas toujours la portée des mots qu’il laisse tomber à toute volée de ses lèvres ou de sa plume ; son tempérament oratoire l’emporte au-delà de ses propres prévisions. Il n’avait peut-être pas voulu dire tout ce que signifiait sa lettre ; mais il l’avait dit, et le sentiment national en avait été chez nous profondément froissé. Nous ne sachions pas qu’aucun Allemand ait jamais écrit que l’alliance franco-russe était nécessaire pour faire contrepoids à la Triple-Alliance et à ses tendances parfois agressives : cependant il aurait pu le faire sans blesser aussi profondément le patriotisme spécifique de son pays, car son pays est victorieux, et, comme aimait à le répéter M. De Bismarck, rassasié au point qu’il n’a plus rien à désirer. Tel n’est pas notre cas. Une lettre comme celle de M. Jaurès aurait suffi, partout ailleurs qu’en France, pour tenir, au moins quelque temps, son auteur en dehors de toutes fonctions et dignités parlementaires. Mais nous avons une vieille habitude de commettre des imprudences où des inconvenances, sauf à nous en repentir ensuite. M. Jaurès a donc été élu vice-président.