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exercice littéraire. Comme un rejeton qui tire toute la sève des racines de la plante mère et ne saurait lui survivre, elle périt dans la France du Nord en même temps, sinon pour les mêmes causes, qu’en Languedoc et en Provence.

Ce n’est pas non plus en Espagne que devait être instituée l’expérience dont nous parlions plus haut, et cela aussi a de quoi nous étonner : la poésie provençale s’était, dès les premiers temps, trouvée chez elle au-delà comme en deçà des Pyrénées ; les comtes de Barcelone, en même temps comtes de Provence, les rois d’Aragon et de Castille, n’étaient pas pour les poètes et jongleurs des protecteurs moins zélés que les ducs d’Aquitaine ou les comtes de Toulouse ; leurs vassaux mêmes ne les suivaient pas dans cette voie avec moins d’enthousiasme que les grands seigneurs provençaux ou languedociens[1]. Dans tout le nord de l’Espagne, la langue des troubadours était comprise, puisque leurs chants y étaient appréciés ; peut-être même la connaissance en était-elle répandue en dehors de la haute société, puisque plusieurs chants de croisade, évidemment destinés à la masse des guerriers, ont été écrits en provençal pour des Aragonais et des Castillans. On s’explique donc malaisément que la poésie provençale n’ait pas provoqué en Espagne, comme dans les autres pays où elle pénétra, un mouvement poétique en langue nationale (car les grands Cancioneros du XIVe siècle ne s’inspirent pas directement des troubadours classiques). On a allégué, entre autres raisons, que la poésie plus nationale et plus populaire des romances avait étouffé le germe apporté de Provence ; mais, dès le commencement du XIIIe siècle, la veine épique à laquelle nous devons le Poème du Cid était bien près d’être tarie et la chanson des troubadours eût pu s’acclimater sans avoir à vaincre de bien redoutables concurrences. Il y a là, en réalité, un problème dont l’histoire littéraire n’a pas encore trouvé la solution.

On ne s’explique pas beaucoup mieux que le Portugal ait joué le rôle qui semblait dévolu à l’Aragon ou à la Castille. En effet ses relations politiques avec le Midi de la France furent au XIIIe siècle assez rares[2], et fort restreint le nombre des

  1. Voyez le passage de Raimon Vidal, cité dans la Revue du 15 janvier 1899, p. 382.
  2. Les relations du Portugal avec la France du Nord paraissent avoir été au contraire assez fréquentes (voy. R. Lang, Das Liederbuch des Königs Denis von Portugal, p. XXI s.), et il n’est pas impossible que ce soit à travers leurs imitateurs français que le Portugal ait connu les troubadours.