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d’être uniquement platonique : « Il semble, dit M. Coulet, qu’au lendemain de l’établissement de l’Inquisition, on ait tenté de désarmer sa rigueur en essayant de concilier la doctrine de l’amour courtois avec l’austérité de la morale chrétienne. On la modifie, on l’épure, on fait de l’amour un principe de vertu, conciliable avec l’amour de Dieu[1]. » Le troubadour toulousain Guilhem Montanhagol (on sait que c’est à Toulouse que l’Inquisition se montra surtout rigoureuse) paraît avoir été l’un des premiers représentans de cette école : « Amour, dit-il, n’est pas un péché, mais une vertu, qui fait les méchans, bons, et rend les bons meilleurs. Car l’amour réclame un cœur pur ; on n’est digne d’amour que si l’on sait se garder des fautes, si l’on n’est pas également indifférent au bien et au mal, et l’amour va à la vertu… » Il va à la vertu et a pour mission de la protéger. Montanhagol se propose avant tout de veiller sur l’honneur de celle qu’il aime. Qui agit autrement, et, par ses désirs passionnés, met en péril la bonne réputation de sa dame, est indigne du nom d’amant. Car l’amour doit par essence être pur et rester chaste : « C’est d’Amour, dit-il, que procède la Chasteté[2]. »

La chanson ainsi entendue pouvait aussi bien servir à l’expression de l’amour divin qu’à celle d’une passion terrestre, aux louanges de la « dame » des Cieux qu’à celles d’une maîtresse. Et, en effet, nous voyons la Vierge célébrée exactement-dans les mêmes termes que les brillantes, et peu austères châtelaines d’antan. Ne pouvait-elle pas, comme celles-ci, être qualifiée de « fleur de vertu, » de « source de joie, » de « racine et cime de tout bien ? » Ne peut-on point, vers elle aussi, crier merci, solliciter sa pitié, protester que, loin de ses regards, tout, dans la vie, n’est que tristesse et misère ? Ne peut-elle, surtout, rémunérer au centuple les services de ses fidèles, changer en rire et en joie leurs tourmens et leurs larmes ? Aussi arrive-t-il qu’en présence de certaines pièces, on hésite et se demande si ce sont des chansons ou des cantiques[3]. Les troubadours de la fin du XIIIe siècle, Folquet de Lunel, Bernart d’Auriac, Guiraut Riquier,

  1. Le troubadour G. Montanhagol, p. 46.
  2. Ibid., p. 49.
  3. M. Appel a été jusqu’à soutenir récemment (Archiv fur das Studium der neueren Sprachen, t. 107, p. 338) que l’amor de lonh qu’a chanté Jaufré Rudel est l’amour céleste ; que par conséquent sa dame — la « princesse lointaine » de M. Rostand — n’est autre que la Vierge Marie. Ses subtils et ingénieux argumens ne me paraissent pas avoir réussi à démontrer cette thèse hardie.