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accueilli dans les milieux les plus aristocratiques, comblé d’éloges et de cadeaux, un troubadour en vogue n’éprouvait nullement le besoin de changer une forme dont s’accommodait si bien la société qui le faisait vivre. S’il était de mode d’adresser, en strophes galamment tournées, ses hommages à la femme aimée, qui nous dit que maint grand seigneur n’en ait pas commandé aux rimeurs de profession ? Les femmes enfin, qui continuaient d’en demander, — car nous avons de nombreuses chansons composées sur leur expresse invitation, — jugeaient sans nul doute que les idées qui y étaient prêchées étaient toujours bonnes à répandre, que les madrigaux qui en faisaient la trame étaient toujours agréables à écouter. Puis les chansons n’étaient pas faites seulement de ces formules d’adoration devenues banales, mais d’éloges très précis, adressés à leur beauté, à leur distinction, à leur esprit, et ces éloges, portés sur les ailes d’une strophe en vogue, faisaient le tour de plusieurs provinces ; bien plus, ils allaient s’éterniser sur les feuillets de parchemin des beaux manuscrits enluminés. Cette forme de la chronique mondaine flattait trop savamment la vanité pour ne pas être durable. Les distributeurs de cette sorte de gloire étaient recherchés, choyés. Raimon de Miraval s’était fait à ce titre une telle réputation qu’il n’y avait, nous dit sa biographie « aucune grande dame qui ne s’efforçât d’attirer ses hommages, car il savait mieux que quiconque les mettre en prix. » Les entrepreneurs de cette publicité sentaient très bien eux-mêmes la valeur qu’on y attachait ; ils ne craignent pas de la faire ressortir, et quelques-uns, avec cette naïve grossièreté qui, au moyen âge, s’associe souvent aux raffinemens les plus inouïs, menacent de démolir de leurs propres mains l’idole qu’ils ont élevée : « De même, dit Jourdain de l’Ile, que j’ai su chanter les louanges de ma dame, je saurais au besoin répandre sur elle de fâcheux bruits[1]. » Et Folquet de Marseille, s’adressant à sa dame elle-même : « Quiconque peut servir peut nuire ; si je vous fus utile, je pourrais aussi bien m’employer à votre dommage[2]. » Et nous avons certaines palidonies, plus déshonorantes encore pour leurs auteurs qu’insultantes pour les victimes.

Néanmoins, le caractère factice de la chanson devait répugner à des âmes un peu délicates, à des artistes quelque peu soucieux

  1. Longa sazo ai estat, dans Raynouard, op. cit., III, 245.
  2. Ai quan gen vens, ibid., III, 161.