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œuvre n’était qu’une protestation contre le « sentimentalisme » de Richardson : et, en cela, elle traduisait le fond même du goût naturel anglais à l’égard de ce produit d’une mode passagère.


Ce n’est pas que l’esprit anglais ne comporte, lui aussi, une certaine part de « sentimentalisme. » Mais la forme ordinaire de ce sentimentalisme anglais est toute différente de celle qu’il a revêtue dans les romans de Richardson. Elle se retrouve chez Swift comme chez Goldsmith, et chez Fielding lui-même dans ses derniers romans. Elle est un mélange de rêverie et de pessimisme ; le spleen y a toujours, plus ou moins, sa part. Et, jusque dans le sentimentalisme de Richardson, Rousseau n’a pris que ce qu’il y avait de moins spécifiquement anglais. « Il y a pris, surtout, la tendance de Richardson au bavardage philosophique et moral ; c’est une tendance qui, chez le romancier anglais, s’accompagnait d’un très réel génie pathétique et réaliste : mais, en soi, elle était « cosmopolite » par nature, et de là vient que les étrangers n’aient eu aucune peine à se l’assimiler. »

M. Texte insistait, en particulier, sur le lien qu’avait créé, entre Richardson et Rousseau, leur commune origine protestante. « Et en effet, dit sir Leslie Stephen, Richardson était essentiellement un esprit religieux. Sa signification dans notre littérature peut être comparée à celle de Wesley dans notre théologie. Tous deux, le romancier et l’apôtre, sont les représentans du mécontentement de la moyenne bourgeoisie anglaise à l’égard des croyances et des traditions des classes supérieures. Et le « sentimentalisme » de Richardson n’est que l’expression littéraire de « l’enthousiasme » religieux de nos méthodistes. » Mais la ressemblance entre Rousseau et Richardson n’en reste pas moins assez superficielle. « Rousseau et ses successeurs ont développé l’esprit du protestantisme d’une façon qui aurait fait dresser les cheveux sur la tête de Richardson. Le digne imprimeur anglais n’aurait pas manqué de penser, comme son ami Johnson, que la meilleure manière de répondre à Rousseau était de l’envoyer simplement aux galères. » Non pas que Richardson ne fût, lui aussi, un mécontent. Mais son mécontentement ressemblait plutôt à celui de Dickens, « dont le sentimentalisme, tout comme le sien, a fait les délices de nos classes moyennes, tandis que les clubs et les salons l’accueillaient avec un ricanement dédaigneux. L’un et l’autre étaient des mécontens à la manière anglaise, c’est-à-dire ennemis de toute révolution, politique, sociale, ou théologique. Avec tout son mécontentement, Richardson n’en demeurait pas moins un fidèle tory, et un membre zélé de l’église anglicane. Pour rien au monde il n’aurait voulu,